Il existe des disques qui ne s’écoutent pas comme les autres. Ils s’approchent. Lentement. Comme un souvenir revenu du fond des âges, ou une lumière qui filtre à travers les branches d’un bois oublié. Diriaou, fruit d’un concert capté en 1998 au festival breton Dre Ar Wenojenn, réunit la harpiste celtique Kristen Noguès et le saxophoniste anglais John Surman dans une forme d’unisson suspendu. Ensemble, ils inventent un idiome rare : ni jazz, ni folk, ni ambient — mais peut-être un peu des trois, au seuil de la tradition et du rêve.
Le morceau éponyme, Diriaou, donne le ton : une harpe d’abord presque timide, quelques notes isolées, comme si Noguès caressait les pierres d’un vieux chemin. Puis la clarinette basse de Surman s’infiltre lentement, par nappes d’air chaud. La musique ne se presse pas, elle s’installe. On comprend vite qu’on ne sortira pas indemne de cet enregistrement. Arrive Kerzhadenn, et soudain la voix de Kristen. Claire, droite, presque nue. Une voix de lande, une voix d’étoile. Elle chante une berceuse avec la grâce de celles qui ont longtemps écouté le silence avant de se mettre à chanter. Sa harpe suit ses respirations, légère et grave à la fois, comme un battement de cœur ancien.
Mais Diriaou ne se contente pas de flotter. Il sait aussi trancher. Dans Baz Valan, les deux musiciens s’échangent les rôles : la harpe devient percussive, le saxophone virevolte, provoque, frôle l’orage. C’est un duel sans violence, une danse d’égaux dans la lumière oblique d’une fin d’après-midi. On y perçoit la jubilation de l’improvisation libre, le sourire caché des artistes qui se comprennent sans un mot. Puis vient Kleier, morceau intime et troublant. Surman y murmure une prière sourde, ses notes résonnant comme des cloches lointaines noyées dans la brume. C’est un poème parlé, presque une incantation, qui évoque les paysages spirituels du Devon ou les vieilles églises oubliées.
Avec Kernow, la musique devient évaporation. Le thème d’abord clair s’effiloche doucement, jusqu’à se fondre dans une brume sonore. On croit y entendre les falaises de Cornouailles, ou peut-être un port déserté. Rien n’est imposé, tout est suggéré. Et le silence, encore, devient acteur. Puis L’Attente des Femmes, titre énigmatique et bouleversant. Il y a dans ce morceau une lenteur assumée, une retenue qui parle d’espoir figé, de veille éternelle. Les notes de harpe s’espacent, hésitent, comme si elles attendaient une réponse. Et le souffle de Surman, au lieu de combler ce vide, l’accompagne, le respecte, l’honore. Un hommage implicite, peut-être, à toutes celles qui attendent encore — en Bretagne ou ailleurs. Et que dire de Le Scorff, autre joyau de cet album ? Là encore, une rivière devient chant, un courant devient phrase musicale. La tradition est présente, mais elle flotte, elle rêve. La Bretagne, ici, n’est pas une carte postale, mais une présence flottante, presque cosmique.
Ce qui frappe, dans l’ensemble de Diriaou, c’est la précision du geste. Noguès et Surman ne jouent pas pour épater. Ils cherchent. Ils creusent. Ils attendent. Chaque note semble posée avec la patience d’un artisan du silence. Et l’improvisation, loin d’être une démonstration, devient langage commun — un langage sans mots, mais chargé d’émotions, de souvenirs et d’intuition pure.
On pourrait dire de Diriaou qu’il est un disque breton. Ou un disque de jazz. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel : Diriaou est un lieu. Un lieu sonore où deux âmes se rencontrent, s’écoutent, s’accordent. Un lieu de passage — comme un jeudi, entre le fracas du début de semaine et le vide du week-end. Une parenthèse, mais habitée. Aujourd’hui réédité grâce à Souffle Continu Records, cet album n’a rien perdu de sa magie. Au contraire : il gagne à être redécouvert dans ce monde saturé de vitesse et de bruit. Car Diriaou, par sa lenteur, sa modestie et son pouvoir d’évocation, nous rappelle que la musique est d’abord une manière d’habiter le temps.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Kristen Noguès n’a pas seulement joué de la harpe celtique : elle l’a réinventée. Formée auprès de Denise Mégevand, nourrie à la langue bretonne comme à la poésie classique, elle traverse les années 1970 avec un pied dans les landes, l’autre dans l’avant-garde. Sa harpe sonne comme une source vive : tour à tour fluide, percussive, incantatoire.
À travers ses collaborations avec Jacques Pellen, Didier Squiban, ou les jazzmen européens, elle transforme la tradition en tremplin vers l’ailleurs. Chanteuse, compositrice, conteuse sonore, elle compose un art qui va bien au-delà du folklore.
Chez elle, les gwerziou deviennent échos d’univers, et les paysages bretons s’ouvrent sur des constellations intérieures. Partie trop tôt, elle laisse une œuvre rare, mais essentielle : une musique de passage, où l’intime et le sacré s’embrassent dans le silence.
On pourrait croire que John Surman a appris à jouer du saxophone en écoutant souffler la lande du Devon. Depuis les années 1960, ce pionnier britannique n’a cessé de redessiner les contours du jazz avec une sensibilité très anglaise : rêveuse, discrète, intensément lyrique. Il fait chanter le baryton comme on murmure une histoire oubliée, infusant ses compositions de textures atmosphériques, de silences éloquents et d’échos du folklore insulaire. Collaborateur de Miroslav Vitous, Jack DeJohnette ou Anouar Brahem, compagnon d’aventure du label ECM, Surman est un artisan du mystère sonore. Synthétiseurs vaporeux, clarinette basse éthérée, ancrage dans la musique ancienne ou pastorale : chez lui, tout devient matière à poésie. Un souffle, chez Surman, n’est jamais simplement un son — c’est un lieu.