Il y a, sur la pochette de Real, une image qui trouble. Une piscine, haut perchée, semblant flotter au-dessus d’un océan furieux. Une scène familière et impossible à la fois – on hésite entre la carte postale et le rêve. C’est tout Aldinucci : brouiller les frontières, non pas pour perdre l’auditeur, mais pour l’inviter à se demander où se termine la perception et où commence l’imagination.
Pour son quatrième album sur le label berlinois Karlrecords, l’Italien Giulio Aldinucci poursuit son art de l’ambient comme on cultive un jardin invisible. Chaque composition, construite à partir de prises de son réelles et d’architectures électroniques patientes, est une strate de matière sensible. Des nappes drones s’ouvrent, laissant filtrer des voix chorales comme des rais de lumière entre des nuages denses. C’est la caresse et la gravité, le sacré et le concret, enlacés dans une mélancolie réconfortante.
Ce disque, dit Aldinucci, répond à un besoin de « quelque chose de direct et d’authentique » dans un monde saturé de filtres numériques. Real observe comment les technologies qui nous relient façonnent et redessinent ce que nous croyons être la réalité. Mais plutôt que de dénoncer, il propose une transmutation : transformer le paysage sonore qui nous entoure – et celui que nous portons en nous – pour créer nos propres réalités. Les huit pièces s’écoutent comme une traversée. Deep Space Shelter ouvre sur un abri cosmique, respiration suspendue avant l’élan. As The Horizon Disappears condense la sensation d’un monde qui recule à mesure qu’on l’approche. Smoke Over The River et Hyperobject A révèlent l’équilibre rare d’Aldinucci : un cœur organique battant sous des couches électroniques, jusqu’à évoquer des consonances orientales. Partout, une attention millimétrée aux textures, aux silences, aux instants de bascule.
Ce qui frappe, c’est que Real refuse la linéarité. Il ne promet ni chute, ni apothéose, mais un continuum où chaque morceau est un éclat d’un tout plus vaste. On peut le vivre comme un seul mouvement, une tapisserie sonore qui déploie ses motifs lentement, avec une précision presque chorégraphique. On se surprend à oublier la durée des titres, aucun ne dépassant sept minutes, tant ils semblent ouvrir sur un temps dilaté.
Aldinucci maîtrise son art comme un luthier fabrique un instrument : avec une conscience aiguë du tempérament, ce mot qui désigne autant l’humeur que la justesse musicale. Le ‘réel’ de Real n’est pas celui des faits bruts, mais celui qui se glisse entre nos perceptions et notre mémoire, insaisissable mais palpable, comme l’empreinte que laisse une émotion longtemps après qu’elle s’est dissipée. En vinyle ou en cassette, l’objet prolonge l’expérience : visuel énigmatique, texture du carton, noir profond du disque. Écouter Real, c’est accepter de se laisser filtrer par lui, de devenir à son tour un prisme. Et dans ce jeu de miroirs, la question demeure : ce que nous entendons est-il vraiment là, ou est-ce nous qui, en l’imaginant, le faisons exister ?
En programmation dans Solénoïde – Virée Italienne 02, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Originaire de Sienne, Giulio Aldinucci sculpte le son comme d’autres sculptent la lumière — avec patience, minutie et un sens aigu de la matière invisible. Compositeur prolifique d’ambient et d’art sonore, il a présenté ses œuvres dans des lieux aussi variés qu’emblématiques : du Café OTO à Londres au Palazzo Strozzi à Florence, de la Pinacoteca Nazionale di Siena à l’Arkaoda de Berlin, en passant par le Sulfure Festival à Paris, le Nextech Festival à Florence ou encore le Dom Cultural Centre de Moscou.
Ses créations — concerts, installations, pièces site-specific — interrogent la porosité entre réel et imaginaire, espace physique et mémoire intime. Lauréat du Prix Ars Electronica (Award of Distinction, Interactive Art) pour Talking Doors en 2010, Aldinucci a depuis multiplié les projets mêlant enregistrements de terrain, dispositifs immersifs et collaborations artistiques, comme Valigie Digitali sur la mémoire des migrants, ou ses compositions pour tramways, musées, festivals et espaces sacrés.
Qu’il transforme le bruissement d’un fleuve en cartographie sonore (Arno Atlas), qu’il fasse dialoguer voix célestes et drones électroniques, ou qu’il propose des concerts dormants où le public voyage au fil des rêves, Aldinucci façonne des expériences sensorielles totales. Sa musique, jouée et exposée à travers toute l’Europe, résonne comme une invitation à habiter autrement le temps et l’espace — là où chaque son devient un fragment du monde, et chaque silence, une promesse.