Adrian Sherwood a toujours préféré les studios aux projecteurs. Alchimiste des sons, il manipule ses bandes comme un peintre ses pigments, sculptant des paysages sonores où le dub se mue en laboratoire d’utopies. Avec The Collapse of Everything, son neuvième album solo, le fondateur du label On-U Sound revient après treize ans de silence discographique pour livrer une œuvre dense, crépusculaire, mais étonnamment vivante.
Le titre pourrait faire craindre un testament amer. Pourtant, cet ‘effondrement de tout‘ n’est pas une résignation : c’est une mise en tension. Un miroir tendu à notre époque saturée de crises – politiques, écologiques, humaines – et une invitation à plonger dans des abysses où le son devient langage, mémoire et résistance. Sherwood signe ici une fresque sonore qui n’imite rien et n’appartient à personne ; une fiction acoustique qui convoque à la fois le dub jamaïcain, l’ambient britannique, le jazz le plus libre et les fantômes du psychédélisme.
Si le dub reste le socle de l’album, il ne s’agit pas de la version orthodoxe et roots que l’on croise parfois sur les scènes reggae. Sherwood en fait un art de la déconstruction : basses telluriques, réverbérations abyssales, silences habités, fragments de voix et de vents, effets digitaux disséminés comme des étincelles. Chaque morceau s’apparente à une carte incomplète, une topographie mouvante où l’auditeur doit inventer son propre chemin. Ainsi, The Well Is Poisoned (Dub), traversé par la guitare et les interventions spectrales de Brian Eno, agit comme un mantra funéraire suspendu dans le vide. Spaghetti Best Western détourne avec jubilation l’imaginaire du western italien : trompettes, percussions et échos s’entrechoquent dans un décor désertique digne d’un film de Sergio Leone sous LSD. Quant à The Great Rewilding, c’est une respiration verte, un morceau qui réinvente la forêt en studio, avec ses bruissements et ses basses vibrantes comme un sol fertile.
Sherwood ne s’avance pas seul. Comme souvent, il transforme son studio en agora sonore où se croisent complices de longue date et invités inattendus. Doug Wimbish, basse profonde et mobile, irrigue plusieurs titres d’une énergie organique. Keith LeBlanc, disparu peu après l’enregistrement, offre ses batteries à deux morceaux clés, ancrant l’album dans une mémoire collective du groove. Gaudi, Jazzwad, Alex White ou encore Ivan ‘Celloman’ Hussey ajoutent leurs couches d’instruments – saxophone, flûte, violoncelle – à cette mosaïque mouvante. La présence de Brian Eno, figure tutélaire de l’ambient, confère une aura supplémentaire à l’ensemble : comme si l’univers des musiques expérimentales et celui du dub s’entremêlaient enfin de façon naturelle. À ces signatures s’ajoutent d’autres éclats : bugle, harmonica, piano, percussions… autant de couleurs qui enrichissent la toile.
The Collapse of Everything n’est pas un album facile. C’est une œuvre qui demande écoute patiente, disponibilité intérieure. On y croise des réminiscences d’African Head Charge, des ombres de Lee “Scratch” Perry, mais aussi des ouvertures inattendues vers le jazz spatial, le blues désertique ou même la musique de film (Battles Without Honour And Humanity résonne comme une B.O. imaginaire). Surtout, ce disque porte en lui les deuils récents de Sherwood (Mark Stewart, Keith LeBlanc), transfigurés par le son. Plutôt que de céder à la mélancolie, il transforme la douleur en vibration. Les morceaux résonnent comme des monuments invisibles, dressés à la mémoire des compagnons disparus, mais ouverts vers l’avenir.
À l’heure où la musique se consomme par flux rapides et playlists interchangeables, Sherwood impose un temps long. Il rappelle que le dub n’est pas qu’un genre, mais une méthode : une façon de tordre le réel, d’en révéler les fissures et d’y inscrire d’autres possibles. Chaque titre agit comme une chambre d’écho où l’on entend autant les grondements du monde que les murmures de l’intime. Treize ans après Survival & Resistance, Sherwood revient plus libre que jamais. The Collapse of Everything n’est ni un simple disque de dub, ni un exercice nostalgique : c’est une cartographie sonore de l’effondrement, une fresque qui absorbe les ruines pour en faire une architecture nouvelle. En somme, une cathédrale invisible érigée contre le chaos. Un disque exigeant, audacieux, mais indispensable : preuve éclatante que, quand tout s’écroule, la musique peut encore nous offrir des repères.
En programmation dans Solénoïde – Mission 238, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Né en 1958 à Londres, Adrian Sherwood est l’un des grands architectes du dub moderne. Producteur, remixeur et fondateur du label On-U Sound, il a ouvert dès les années 80 un laboratoire sonore où se croisent reggae jamaïcain, rock indus, musiques électroniques et pop expérimentale. Aux manettes, il a travaillé avec Prince Far I, Bim Sherman, African Head Charge, mais aussi Depeche Mode, Blur, Primal Scream ou Einstürzende Neubauten.
Membre du groupe Tackhead, “mixologiste” infatigable, Sherwood a façonné un son reconnaissable entre mille : basses telluriques, réverbérations abyssales, collages imprévisibles. Ses albums solo, de Never Trust a Hippy (2003) à The Collapse of Everything (2025), témoignent de sa capacité rare à concilier héritage dub et expérimentations futuristes.
Véritable passeur entre les mondes, Adrian Sherwood reste aujourd’hui une figure tutélaire : l’artisan visionnaire qui a prouvé que le dub n’est pas un genre figé, mais une méthode pour réinventer la musique, encore et toujours.