MANSUR

Pentatonic Ruins

Denovali - Mai 2025

Chronique

Dans le paysage actuel des musiques expérimentales, saturé de productions numériques souvent interchangeables, certains projets apparaissent comme des pierres angulaires, des phares discrets mais essentiels. MANSUR fait partie de ceux-là. Avec Pentatonic Ruins, cinquième jalon de sa discographie, le trio multiculturel mené par Jason Köhnen offre une œuvre qui dépasse largement le cadre du disque : une architecture imaginaire, un rituel sans dogme, une ruine réinventée.

Pochette de l'album "Pentatonic Ruins" par le groupe Mansur

Pour comprendre Pentatonic Ruins, il faut revenir sur la trajectoire de Jason Köhnen. Longtemps, son travail fut associé à l’esthétique cinématographique et oppressante de The Kilimanjaro Darkjazz Ensemble et de The Mount Fuji Doomjazz Corporation, projets où se mêlaient doom, jazz spectral et ambient cinématographique. Plus récemment, Köhnen a poursuivi une exploration littéraire et musicale avec The Lovecraft Sextet, fusionnant l’univers du maître de Providence avec un jazz fantomatique et labyrinthique. MANSUR, né en 2020, représente un déplacement : moins de noirceur gothique, plus de fluidité, d’espace, de rituel. Aux côtés de Dimitry El-Demerdashi, oudiste d’origine russe ayant longtemps évolué au sein de Phurpa – formation connue pour ses drones rituels tibétains –, et de la chanteuse hongroise Martina Horváth, Köhnen a fondé un laboratoire hybride où l’Orient et l’Occident ne s’affrontent pas mais se respirent l’un l’autre. Dès son premier EP en 2020, puis avec Karma (2021), Oscuras Flores (2022) et Temple (2023), MANSUR s’est imposé comme l’une des formations phares du label allemand Denovali. Le label, déjà réputé pour son exigence curatoriale (Bersarin Quartett, Dale Cooper Quartet, Subheim…), a trouvé dans MANSUR un projet capable de conjuguer accessibilité hypnotique et profondeur conceptuelle.

À la différence des précédents opus, Pentatonic Ruins n’est pas centré sur de nouvelles compositions, mais sur une réinterprétation. Comme si le groupe avait décidé de tendre un miroir à ses propres morceaux, de les dépouiller pour en révéler l’ossature, puis de les parer d’or fin. Le titre est révélateur : la gamme pentatonique, commune à d’innombrables traditions musicales de par le monde (des chants africains aux airs celtiques, des gamelans indonésiens aux spirituals afro-américains), incarne l’universalité mélodique. Les ‘ruines’, elles, renvoient à la fragilité des civilisations, à la beauté de ce qui subsiste. Entre les deux, MANSUR construit un espace : celui d’une musique à la fois universelle et marquée par la patine du temps. La voix de Martina Horváth y est centrale. Plus encore que sur Oscuras Flores, elle ne se contente pas de chanter : elle officie. Ses intonations rappellent Lisa Gerrard (Dead Can Dance), Azam Ali (Vas, Niyaz) ou Iva Bittová, mais toujours avec une couleur singulière : plus sombre, plus intériorisée. Elle agit comme un médium, une passeuse entre le tangible et l’invisible.

La tracklist elle-même est une cartographie : Nap (le Soleil), Szaturnusz, Neptun, Higany (le Mercure), Föld (la Terre), Vénusz, Jupiter, Uránusz, Hold (la Lune). L’auditeur traverse une cosmogonie en miniature, chaque morceau incarnant une planète ou un élément. On pense aux musiques planétaires de Gustav Holst (The Planets, 1916), mais ici transposées dans une esthétique rituelle et électronique. La musique agit moins comme un récit linéaire que comme une série de talismans. Chaque morceau est une porte. Nap ouvre l’espace dans une lumière fragile, Szaturnusz déploie une gravité cyclique, Neptun agit comme une plongée fulgurante. Plus loin, Higany fait miroiter des éclats métalliques, Vénusz ondule dans une sensualité grave, Jupiter impose sa monumentalité avant que Hold ne referme le cycle sur une clarté spectrale.

À travers Pentatonic Ruins, MANSUR illustre ce que pourrait être une esthétique musicale contemporaine : non pas la juxtaposition superficielle des influences (le piège de la ‘world music’), mais une hybridation organique, une fusion qui respecte la singularité de chaque matériau. Il serait tentant d’y voir un simple “ambient orientaliste”. Ce serait une erreur. L’oud de El-Demerdashi ne sonne pas comme une citation exotique mais comme une voix égale à l’électronique de Köhnen ; la voix de Horváth n’est pas un ornement mais une colonne vertébrale. Ce qui se joue, c’est l’élaboration d’un nouveau vocabulaire : une musique du seuil, qui refuse la pure tradition comme la pure modernité, et qui invente un espace tiers. Dans cette mesure, Pentatonic Ruins est une œuvre politique – au sens noble du terme : elle propose un modèle d’équilibre entre cultures, entre époques, entre matières. Dans un monde fragmenté, MANSUR fabrique de l’unité. On pourrait analyser les textures (les basses telluriques, les réverbérations sombres, les boucles méditatives), mais ce serait manquer l’essentiel. Pentatonic Ruins n’est pas un album à disséquer : c’est une expérience. Une musique qui exige d’être écoutée dans le noir, au casque, ou dans un lieu résonant. Elle ne se prête pas au multitâche : elle impose l’attention, et récompense par l’ouverture d’un espace intérieur. Dans une époque où la musique est souvent réduite à des flux de playlist, MANSUR rappelle la fonction archaïque du son : relier, élever, transformer.

Avec Pentatonic Ruins, MANSUR franchit une étape décisive. Non seulement le trio affirme son identité dans la constellation Denovali, mais il propose aussi une œuvre qui dépasse les frontières stylistiques et culturelles. La ruine, chez MANSUR, n’est pas une fin : c’est un commencement. De ses décombres naît un temple intérieur, une cathédrale invisible où chaque auditeur est invité à entrer.En un mot : un disque qui ne s’écoute pas, mais qui se traverse.

En programmation dans Solénoïde – Mission 238, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de MANSUR

Formé en 2020, MANSUR est un trio cosmopolite composé de Jason Köhnen (The Kilimanjaro Darkjazz Ensemble, The Lovecraft Sextet), de l’oudiste Dimitry El-Demerdashi (ex-Phurpa) et de la chanteuse hongroise Martina Horváth. Publiés sur le label allemand Denovali, leurs albums (Karma, Oscuras Flores, Temple…) mêlent transe électronique, instruments traditionnels et voix incantatoires.
MANSUR explore les zones liminales entre Orient et Occident, sacré et profane, passé et futur. Plus qu’un groupe, une expérience sensorielle où chaque disque agit comme un rituel sonore.

Photo du groupe Mansur sur scène avec Jason Köhnen et Martina Horváth

Solénothèque

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