PIERRE BASTIEN & MICHEL BANABILA

Nuits Sans Nuit

Pingipung – Mai 2025

Chronique

Il est des rencontres musicales qui se vivent comme des expériences de dérèglement du temps. Nuits Sans Nuit, nouvelle collaboration entre Pierre Bastien et Michel Banabila, appartient à cette catégorie rare d’albums qui installent l’auditeur dans un état second, à la lisière du rêve éveillé. Après Baba Soirée (2023), le duo franco-néerlandais revient avec une œuvre d’une densité subtile, à la fois brute et fragile, traversée par des ombres et des éclats.

Pochette de l'album "Nuits Sans Nuit" par les artistes Pierre Bastien et Michel Banabila

L’histoire de ce disque est d’une simplicité désarmante : Banabila, depuis Rotterdam, façonne des paysages sonores, textures électroniques, enregistrements de terrain, nappes discrètes ; Bastien, depuis Valence, répond avec ses instruments hybrides et mécaniques, objets bricolés qui transforment le souffle, la frappe et la corde en mécanismes étranges. Cornet à flûte augmentée, tambour à bûches motorisé, harpe mangbetu, piano à rouleaux ou percussions détournées : son Mecanium miniature semble animé par des fantômes du passé. À la fin, Banabila reprend la main pour mixer et sculpter l’ensemble. Le procédé pourrait sembler anodin : il devient, dans leurs mains, la matière d’un dialogue intuitif et poétique, où chaque geste sonore provoque une résonance imprévue.

Le choix du titre renvoie à Michel Leiris et à son livre Nuits sans nuit et quelques jours sans jour. Une référence qui oriente immédiatement l’écoute vers le nocturne et le flottement. Ce que l’on vit en parcourant ces onze morceaux, ce sont des déambulations intérieures, des traversées de paysages indistincts. ‘Le côté onirique de nos enregistrements m’a rappelé ce livre lu il y a des années’, confie Bastien. L’analogie est parfaite : l’album ressemble à ces rêves dont on retient l’atmosphère sans parvenir à en décrire les épisodes. Chaque piste fonctionne comme une vignette sensorielle. L’ouverture, Le Système Déraille, installe un climat de saudade : piano étouffé, notes réverbérées, cornet spectral. L’impression est celle d’un souvenir qui vacille, d’un monde qui bascule lentement hors de ses rails. Plus loin, Closing Time: The Party Is Over évoque la nostalgie d’une fête qui s’achève, écoutée de l’extérieur, comme à travers une fenêtre entrouverte. Marche Sans Fin convoque l’écho d’une fête foraine disparue, tandis que Nuit Sans Nuit transporte l’auditeur vers une banlieue de Kinshasa, saturée de rythmes débridés. Not In Our Name tranche avec le reste : riffs électroniques, accroches obsédantes bientôt déconstruites par les percussions de Bastien, comme si l’ordre établi se fissurait. Enfin, Ambiance Subaquatique, long épilogue de plus de huit minutes, plonge dans un état méditatif, presque liquide, où les sons semblent flotter sous la surface d’un rêve.

Il y a dans cet album une ambivalence constante : une mélancolie diffuse, héritée de traditions comme le fado, le blues ou la soleá, mais réinventée dans un idiome contemporain et singulier. Banabila le dit : ‘Je ne sais pas comment décrire l’émotion de cette époque folle que nous traversons‘. Bastien, de son côté, cite Musset : ‘Les plus désespérés sont les chants les plus beaux‘. C’est précisément ce paradoxe que la musique explore : une beauté surgie de la fragilité, un lyrisme sans paroles, une transe qui n’a rien d’exubérant mais se niche dans le détail sonore, dans le frottement discret, dans la respiration d’un cornet préparé.

Nu Creative Methods, le duo formé par Bastien et Bernard Pruvost dans les années 1970, figurait déjà sur la mythique Nurse With Wound List. Cinquante ans plus tard, Bastien convoque à nouveau Pruvost, mais cette fois par le biais d’une toile, choisie pour la pochette de l’album. Son univers pictural, aussi onirique que cette musique, parachève l’idée que Nuits Sans Nuit n’est pas seulement un disque : c’est une cartographie sensible, une plongée dans l’obscurité féconde. La nuit n’est plus ici une absence, mais un territoire. Un espace où les sons s’amplifient, où les silences se creusent, où l’imagination construit des architectures invisibles.

En définitive, cet album pourrait se décrire comme la bande-son de l’état hypnagogique – ce moment fragile où l’éveil se dissout dans le sommeil. Les textures bruitistes se frottent à des réminiscences mélodiques, les field recordings s’entrelacent à des instruments anciens, les machines mécaniques semblent respirer comme des organismes vivants. Le résultat est ‘ beautifully strange‘, pour reprendre Norman Records : un rêve sonore sans paroles, mais chargé de sens, qui ne délivre pas de message explicite et laisse à chacun la liberté de projeter ses propres images. Avec Nuits Sans Nuit, Michel Banabila et Pierre Bastien livrent bien plus qu’une suite à Baba Soirée. Ils offrent une expérience de dérive sensorielle, une invitation à habiter le trouble et l’incertitude. Un disque qui refuse l’évidence et préfère la suggestion, qui n’impose pas mais propose un espace de contemplation. Dans un monde saturé de bruits et de certitudes, cette musique nous rappelle l’importance de l’indicible. Un album à écouter comme on suit les contours d’un rêve, les yeux clos mais l’oreille grande ouverte.

En programmation dans Solénoïde – Blender Session 70, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de PIERRE BASTIEN & MICHEL BANABILA

Michel Banabila, compositeur et producteur néerlandais né en 1961, est un maître de l’expérimentation sonore, naviguant entre électronique, musique du quatrième monde et ambiance cinématographique. Actif depuis plus de 40 ans, il a composé pour des films, des performances artistiques et collaboré avec des figures emblématiques comme Holger Czukay et Eric Vloeimans. Ses œuvres, mêlant enregistrements de terrain, voix déstructurées et textures électroniques, invitent à des voyages sonores uniques. Son album, Unspeakable Visions (2024), témoigne de son perpétuel désir d’exploration et d’innovation.

Né à Paris en 1953, Pierre Bastien est à la fois musicien, compositeur et inventeur de sons. Admirateur de John Cage, il détourne dès ses débuts électrophones, métronomes et poulies pour en faire des instruments vivants. Fondateur de son orchestre mécanique Mecanium, peuplé de machines Meccano jouant kora, rebab, saron javanais ou mandoline, il a porté son univers poétique et singulier sur les cinq continents. Collaborateur de Robert Wyatt, Jac Berrocal, Jaki Liebezeit ou Pascal Comelade, il marie l’ingéniosité artisanale au souffle du cornet et du violon. Entre mécanique et onirisme, littérature et expérimentation sonore, Pierre Bastien compose des paysages où l’inattendu devient musique.

Solénoïde - Mission 226 avec l'artiste Michel Banabila

Solénothèque

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