Pour goûter ce disque, commencez par dévisser votre regard. Fixez un détail sans importance — un nœud de bois, un coin d’affiche — puis laissez-le se dissoudre. Quand le centre se dérobe, les bords s’illuminent. Faites la même chose avec vos oreilles : défocalisez. Sasquatch Landslide s’ouvre exactement là, dans la zone où la perception se défait et réinvente son propre cadre.

Né au Caire, The Dwarfs of East Agouza aligne trois têtes chercheuses — Maurice Louca (claviers, programmations, mirages électroniques), Alan Bishop (basse acoustique, sax à l’occasion, voix en langues imaginaires), Sam Shalabi (guitare spiralée) — qui se sont d’abord croisés… sur le même palier. Depuis, ce trio télépathique a sillonné l’Europe, l’Amérique du Nord et la zone MENA, publiant des disques sur Nawa, Akuphone, Sub Rosa ou Unrock. Avec Sasquatch Landslide, leur première parution chez Constellation Records, ils resserrent la focale sur une psych-trance rythmique tendue par l’improvisation, quelque part entre free-jazz, kraut, shaabi mutant, noise et pulsations nord-africaines.
Le titre annonce la couleur : le Sasquatch — ce grand flou mythique — dévale ici la pente. Mitch Hedberg disait que Bigfoot n’était pas mal photographié : « Bigfoot est flou. » Les Dwarfs en font une esthétique. Le flou comme profusion : textures qui bavent, contours qui gonflent, détails qui s’étirent jusqu’à tapisser tout l’espace. Rien n’est ‘au milieu’, tout se tient à mi-chemin : entre rigidité métronomique et dérive chamanique, entre groove et suspension. Les orgues de Louca plaquent des halos, la guitare de Shalabi fend et se mord la queue, Bishop cavale et halète ; de temps en temps une voix presque humaine passe — sans langue maternelle — et repart, comme une silhouette dans le brasier. On danse, oui, mais comme dans une maison noyée de mélasse. Les patterns se décalent d’un cheveu, les syncopes s’ouvrent, un battement disparaît, revient ailleurs : l’illusion d’une house fantôme. On croit tenir un motif ; il se liquéfie, remplacé par un autre, glissade après glissade. Le disque fabrique du relief en refusant la ligne droite : pulsations glissantes, drones qui chauffent l’air, ostinatos qui deviennent mirage. Le temps s’émancipe de l’horloge, l’espace quitte son cadre : on n’avance plus, on se dilate.
Deux pièces résument le procédé. ‘Swollen Thankles‘ ouvre en faux trot : la basse happe le sol, la guitare dessine des runes qui ne cessent de se corriger, l’électronique souffle comme un brasero. Le morceau ne “monte” jamais ; il s’épaissit. Plus loin, ‘Neptune Anteater’ ressemble à une fanfare d’algues : sax et guitare se poursuivent en arpèges de sel, tandis que la rythmique, obstinée, installe un balancement maritime qui tangue sans jamais vomir son tempo. Ailleurs, des passages frisent le transe-rock des Natural Information Society, croisant l’abandon free de Corsano/Orcutt ou certaines hypnoses de The Necks — mais ici les Dwarfs préfèrent le désaxé joyeux au grand crescendo cathartique.
Cette jouissance du décentrement tient aussi à la prise de son : enregistrée par Emanuele Baratto (King Khan, Elder, Father Murphy), la matière garde sa rugosité de plateau live, grains et saignements compris. Le mixage de Jace Lasek (Elephant Stone, Sunset Rubdown, The Besnard Lakes) ouvre l’image stéréo comme une baie : on entend les frottements, les soupirs de bande, les angles. La pochette de Mark Sullo en prolonge l’iconographie : une topographie d’explosion retenue, comme si l’album se passait à l’instant d’avant ou d’après. Ce qui frappe, surtout, c’est la politique du risque : Louca, Bishop et Shalabi composent avec la confiance des vieux funambules. Dix ans de scènes et d’errances ont poli un langage commun où chaque erreur devient événement. On perçoit l’héritage d’Alan Bishop (Sun City Girls, Sublime Frequencies), l’orchestration en clair-obscur de Shalabi (Land Of Kush) et le sens du vertige de Louca (Lehkfa) ; mais l’alliage n’appartient qu’à eux. À force de jouer ‘à côté’, le trio invente un centre mobile — cette zone de turbulence où la transe ne se conclut pas, elle s’épaissit.
On sort de Sasquatch Landslide défocalisé mais précis, comme après un film d’Altman monté par un Monet : dialogues superposés, suintements de lumière. On a perdu la boussole, mais on sait très bien où l’on est : dans un paysage qui refuse la géométrie, préférant la géologie — coulées, plaques, effritements. Le disque ne raconte pas une histoire ; il fabrique un climat. Et dans ce climat, il est permis de sourire (un clin d’œil au ‘BigFoot-work’), de remuer la nuque, de s’abandonner. C’est peut-être cela, la modernité : danser sans point fixe.
En programmation dans Solénoïde – Mission 240, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Né en 2012 au Caire, sur le même palier d’un immeuble d’Agouza, The Dwarfs of East Agouza réunit trois têtes chercheuses : Maurice Louca (claviers, programmations), Alan Bishop (basse acoustique, sax, voix glossolalique) et Sam Shalabi (guitare spiralée). Leur grammaire mêle free jazz, kraut, shaabi mutant, noise et pulsations nord-africaines, dans une écriture collective où l’improvisation tient lieu de boussole.
Après Bes (Nawa), Rats Don’t Eat Synthesizers (Annihaya), The Green Dogs of Dahshur (Akuphone) et deux lives (Both Sides of the Curtain – Unrock ; High Tide in the Lowlands – Sub Rosa), le trio signe chez Constellation avec Sasquatch Landslide. Dix ans de scènes en Europe, Amérique du Nord et MENA (FIMAV, Tomorrow Festival…) ont affûté leur télépathie de plateau : un art du risque joyeux, des grooves en décalage et une transe qui s’épaissit plutôt qu’elle n’explose.
