On ouvre l’album comme on entrouvre une porte de service à la Salpêtrière : au bout du couloir, un cas impossible — Mme X., 43 ans, convaincue de n’être plus qu’un ‘corps désorganisé’. Immortelle sauf par le feu, dit-elle. Future Children, le duo de C.C. Sheehan (Celebrity Pilots, Doug Gillard) et Kevin Coral (Witch Hazel Sound), transforme ce dossier médical de 1882 en cinéma mental.

Pas d’illustration littérale, pas d’orchestre qui souligne : ici, la musique fabrique l’image. Elle développe ses propres plans-séquences et coupe quand bon lui semble. Résultat : une BO autonome, à la fois envoûtante et hospitalière, où l’abstraction tient la main à la mélodie.
Le film imaginaire se décline en vignettes — 27 titres ciselés comme des détails de microscope. Trois ‘New mythology‘ (ouverture, pivot, finale de près de huit minutes) forment l’axe vertébral ; une série de ‘Partial phenologies’ revient par éclairs, tel un électrocardiogramme qui insiste. Entre ces battements, la caméra onirique se déplace : ‘Discotheque manzarine‘ puis son redux ouvrent un nightclub spectral, lumière bleue et poussière rose ; ‘The university hospital‘ installe un calme clinique, presque cérémoniel ; ‘Catalog of lost things‘ et ‘In search of lost time‘ renvoient Proust sur la table de montage ; la trilogie ‘Fire being her only possible end‘ traverse l’obsession de Mme X. comme un fil incandescent ; ‘Negation‘, long fondu en sortie (6’26), éteint l’écran sans clore le mystère. Il ferme l’album comme un générique renversé : six minutes d’oscillations qui refusent de conclure, réelles et imaginaires à la fois. Chaque fragment paraît bref, mais la somme raconte : un corps qui se défait, une conscience qui se recompose.
Le duo enregistre comme on tire des photogrammes : textures fines, grains mobiles, angles nets. Claviers et machines ne singent pas les soundtracks ; ils suggèrent. Les guitares — parfois en halo, parfois en phrase courte — ouvrent des portes latérales (présence additionnelle de Malcolm X. Abram). La pulsation, plus organique qu’on ne le croit, avance par micro-impulsions et coups de brosse (Ty Landrum, batterie/percussions additionnelles). La voix — souvenir, murmure, apparition (Darrian Dawnstar) — fait office d’âme détachée : elle traverse, divague, revient. On entend une économie d’écriture (formes concises, idées claires) servie par un son très soigné : rien ne dépasse, tout respire.
La BO convoque une bibliothèque du XIXe : l’humour discret de Satie (meubles sonores qui changent de place), la mémoire proustienne, l’ombre portée des cabinets de curiosités. Future Children a toujours préféré les zones de recouvrement, entre science et magie, contrôle et abandon, réel et fable. Leur parcours le prouve : une ‘bande originale’ du roman The Crying of Lot 49 (Bibliotapes), des remixes (notamment pour Amorphous Androgynous), une collaboration avec Benjamin Schoos, puis l’album-concept It All Falls Apart Vol. 1 (N.O.I.A. Records). Ici, ils poussent plus loin cette obsession du récit éclaté : pas de temps linéaire, plutôt un temps télescopique où la patiente de 1882 côtoie nos démons contemporains.
Paru le 5 octobre 2025 chez Astra Solaria Recordings (Rouen), le disque trouve naturellement sa place dans une maison qui aime cette électronique à la fois réconfortante et bizarre, que les auditeurs de Broadcast, Ghost Box & Cie reconnaîtront sans y voir pastiche. Fondé par Bernard Grancher, le label cultive ces objets à double foyer : familiers de loin, légèrement inquiétants de près. On pense à une radio AM captée entre deux stations : voix lointaines, motifs qui se recoupent, petites illuminations. L’oreille attrape une ritournelle, la perd, la retrouve ailleurs, modifiée. Accessibilité mélodique et densité expérimentale s’équilibrent — un mélange rare qui donne envie d’y revenir, non par devoir mais par curiosité intacte.
A Disorganized Body réussit ce que peu de BO imaginaires osent : ne pas illustrer un film, en être la caméra. Sheehan et Coral tournent à l’intérieur de nos têtes, et chaque piste devient un plan qui ré-éclaire la précédente. On en ressort avec l’étrange impression qu’un ancien appareil — magnétophone, synthé, cœur — a trouvé une âme neuve. Mme X. n’avait ‘ni Dieu ni diable’ ; Future Children lui offre une topographie sonore pour errer dignement — et à nous, un album qui continue de se développer après la dernière note.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Atelier audio-visionnaire formé par C.C. Sheehan (Celebrity Pilots, Doug Gillard) et Kevin Coral (Witch Hazel Sound), Future Children fabrique des courts-métrages pour les oreilles : miniatures pop lettrées, rubans magnétiques patinés, synthés qui clignotent comme des enseignes au loin. Complices depuis la fin des 90s (Columbus/Akron), ils ont signé un remix pour Amorphous Androgynous, un titre avec Benjamin Schoos, ainsi qu’une « OST » du roman The Crying of Lot 49 (Bibliotapes) et le concept It All Falls Apart Vol. 1 (N.O.I.A.). Hébergés aujourd’hui par le label rouennais Astra Solaria, ils cultivent une écriture brève, précise et curieuse — deux artisans qui transforment la culture populaire en fictions neuves et hautement addictives.
