ARVIN DOLA

O Ghost

Dragon's Eye Recordings - Septembre 2025

Chronique

Premier long format sous l’alias Arvin Dola, O Ghost s’ouvre comme une chambre d’échos où les disparus respirent encore. Le Madrilène Daniel Mesa — compositeur, preneur de sons, ancien choriste formé au conservatoire et désormais familier des plateaux de cinéma et de scène — n’y raconte pas le deuil : il le met en acoustique, comme on placerait une lampe derrière un voile pour en lire le relief.

Pochette de l'album "O Ghost" par l'artiste Arvin Dola

On y entend la mort du père, l’ombre d’un chien adoré, mais aussi ces mémoires plus vastes qui ne sont pas les nôtres et qui pourtant nous travaillent. C’est un disque de présences différées, d’images sonores qui se forment et se déforment, d’empreintes au présent.

On convoquera volontiers la ‘hantologie‘ formulée par Derrida et revisitée par Mark Fisher ; Dola en fait moins un thème qu’un outil de composition. Chaque motif naît comme un souvenir : d’abord flou, ensuite insistants, puis à nouveau lointain. Synthétiseurs analogiques, guitares, voix traitées, enregistrements de terrain — lutherie discrète, gestes précis — glissent en couches semi-opaques, creusent des interstices, refusent la frontalité. La matière sonore n’avance pas en ligne droite : elle revient, se réincarne, se contredit, comme si l’album était un organisme traversé d’allers-retours entre maintenant et jadis. Masterisé par Lawrence English (Negative Space), le spectre est ample, presque tactile : on y sent la poussière, l’air humide d’une pièce où personne ne parle.

Dès Geology of Absence, des nappes finement striées déposent une topographie émotionnelle : pas de mélodie au sens classique, mais des strates, un lent soulèvement de timbres qui semble déplacer la pièce où l’on écoute. The Drift prend ce flux comme une dérive de micro-événements : harmoniques qui s’allument puis s’éteignent, battements fantômes, souffle de bande. L’impression est marine sans jamais recourir à l’illustration : ce sont les courants dans la tête qui changent, pas la météo. Point de bascule, Resurrecting the Father (Canon) porte bien son sous-titre. Le ‘canon’ n’est pas qu’une figure : c’est le procédé même du souvenir, où une phrase revient sur elle-même et n’est jamais tout à fait la même. Des voix filtrées frôlent le lit des drones, une guitare à peine granuleuse ouvre un passage, et soudain l’espace s’élargit comme une cathédrale improvisée. L’émotion, ici, n’a rien d’appuyé ; elle se dépose. Au centre, Specters of Me et Thorn in My Flesh creusent le motif de l’identité comme superposition. On croit y distinguer des fragments de paroles, peut-être un soupir, peut-être un bruit de pas recousu, puis tout bascule dans un grain plus rugueux, presque industriel. Dola vient de la techno, du shoegaze, de l’industriel : on ne les entend pas littéralement, mais on perçoit leur physique dans la façon de tendre le tissu sonore jusqu’au point de rupture. Lofi Sign est une merveille de faux-hasard : un artefact de mémoire, comme si une cassette retrouvée en arrière-salle décidait de parler d’elle-même. Quant à Rafah, elle magnétise le disque vers un dehors politique. Sans slogan, avec pudeur, le morceau porte un nom lourd d’actualité : ici l’hantologie devient géopolitique — que reste-t-il d’un futur confisqué ? quelles ruines sonnent encore ? Dola ne décrit pas, il fait entendre la persistance d’un traumatisme qui excède nos biographies. Finalement, Act of Heresy refuse la clôture. Pas de résolution triomphante : une désobéissance sonore douce, comme si sortir du cadre harmonique constituait, à sa manière, un acte de survie. Le disque se termine en suspens, exactement là où il commence : au seuil.

Ce qui sidère dans O Ghost, c’est la qualité d’attention qu’il exige et qu’il rend. Écoute lente, volume modéré, pièces sombres : on n’y cherche pas des morceaux fort, on s’y laisse traverser par des mouvements faibles. Dola travaille les transitions minuscules — un souffle qui s’enroule, un cliquet à la périphérie, un accord qui se désaccorde — jusqu’à fabriquer une dramaturgie de la nuance. On songe à une bande-son de film dont l’image aurait disparu, ou mieux : à une image qui n’arriverait jamais en entier, et dont la frustration même devient poétique. Cette poésie ne plane pas hors du monde. O Ghost dit que nos vies privées sont saturées de fantômes publics ; que nos pertes intimes dialoguent avec les pertes collectives ; que la musique peut, sans pathos, tenir ensemble ces plans. ‘La mémoire est une relation vivante‘, affirme l’artiste : le disque prend cette phrase au sérieux, jusqu’à inviter nos propres spectres à participer à l’écoute. À chaque passage, d’autres détails surgissent — un frottement, une micro-mélodie enfouie — comme si le disque réapprenait à nous connaître. Parce qu’il transforme la mélancolie en méthode d’invention. Parce qu’il réinscrit l’ambient et le drone dans une éthique du témoignage, loin des décors interchangeables. Parce qu’il montre qu’on peut faire œuvre politique sans changer de volume, en ralentissant simplement pour entendre ce qui insiste. Et parce que, derrière l’alias, il y a un artisan complet : Daniel Mesa compose, produit et mixe ; Lawrence English affine ; Irene Gaumé signe une pochette-pétale dont les volutes laiteuses semblent déjà la musique. O Ghost n’apporte pas de réponses — tant mieux. Il maintient ouvertes les questions qui comptent : de quoi sommes-nous faits, sinon de couches d’avant et d’après ? Que deviennent nos morts dans nos gestes ? À quel futur consentons-nous ? C’est un disque à garder près de soi, non pour s’y réfugier, mais pour s’y recomposer.

Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de ARVIN DOLA

Arvin Dola est l’alias du compositeur madrilène Daniel Mesa, sculpteur de résonances à la croisée du cinéma et de la scène. Formé au conservatoire et passé par le chant choral ancien, il a frayé avec le shoegaze, l’indus et la techno avant d’affiner une écriture de la nuance : synthés analogiques, voix tamisées, guitares et prises de son in situ y servent une dramaturgie de textures plutôt que de thèmes. Parallèlement, il chante et joue au sein du duo de doom-jazz Tera Ho, prolongeant sa recherche d’espaces sonores habités.

Photo de l'artiste Arvin Dola (aka Daniel Mesa)

Solénothèque

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