ABDULLAH MINIAWY

Peacock Dreams

PPL Songs / Aghani El Khalq - Mai 2025

Chronique

Dans Peacock Dreams, Abdullah Miniawy ose un rêve fou : celui d’un paon qui, las de ses plumes trop vives, voudrait devenir poète. À l’inverse, un poète, ébloui par la splendeur cosmique du plumage, aspire à s’y noyer pour y puiser toutes les couleurs du monde. De cette collision naît un album-mirage, un espace sonore où l’Orient mystique converse avec le chaos lumineux du jazz et la poussière des révolutions.

Pochette de l'album "Peacock Dreams" par Abdullah Miniawy

Car la musique d’Abdullah Miniawy est une porte entrouverte sur un sanctuaire en perpétuelle mue. Son chant, à la fois ferveur et blessure, résonne comme l’appel du muezzin filtré par les spirales d’un saxophone spectral. Il parle l’arabe mais aussi le langage universel des larmes, des révoltes étouffées, et des espoirs toujours renaissants. Sa voix est tantôt incantation, tantôt confession, comme s’il murmurait à l’oreille de la nuit ses plus secrètes visions. Autour de lui, deux trombones, ceux de Robinson Khoury et Jules Boittin, sculptent l’air avec un souffle quasi liturgique. Leur timbre cuivré oscille entre l’austère solennité d’un monastère copte et le frisson d’un free jazz insurgé. Ils sont les doubles vocaux du chanteur, ses miroirs sonores, parfois en parfaite symbiose, parfois en friction. Par instants, ils grondent comme le sable que soulève un vent de désert, avant de retomber dans un murmure presque liquide. La configuration est inédite : rarement la musique arabe contemporaine s’est aventurée à bâtir ses fondations sur un tandem de trombones, instruments généralement confinés au rang de figurants. Ici, ils deviennent protagonistes, capables de dialogues presque théâtraux avec la voix de Miniawy, lui renvoyant ses propres obsessions comme un écho amplifié.

L’album s’ouvre dans une atmosphère dense et charnelle, où la ‘Danza del ventre’ invite d’emblée l’auditeur à se perdre. Ici, Miniawy invoque Dante dans un italien chargé de ferveur, fusionné à l’arabe, comme si la danse du ventre devenait rite initiatique. Les trombones de Robinson Khoury et Jules Boittin s’y lovent autour de sa voix, reptiliens, sculptant des spirales sonores tantôt graves, tantôt cristallines. La sensualité y côtoie la ferveur religieuse, comme si Monteverdi s’était réincarné dans les ruelles du Caire.

Après cette entrée incantatoire, ‘Signature‘  surgit comme un haïku sonore. Moins d’une minute où la voix de Miniawy, basse et presque chuchotée, trace dans l’air une signature mystérieuse. Chaque syllabe y résonne comme un serment confié à l’ombre d’un minaret. Ici, le silence devient instrument, prélude à la déflagration poétique qui suit. Car ‘Poem of the poems jaillit ensuite, tout en spoken-word fiévreux. Miniawy y martèle chaque mot comme une braise, tandis que les trombones s’élèvent et se contractent, entre éclats majestueux et grondements telluriques. La musique y pulse comme une artère. On entend presque la rumeur d’une foule invisible, comme si le poète récitait son texte au milieu de Tahrir Square, la place vibrante de la révolution égyptienne. Ce n’est que l’une des multiples facettes d’un album en perpétuel mouvement. Plus loin, ‘Kemet song’ invoque l’Égypte antique. Les trombones y prennent des accents pharaoniques, évoquant trompettes cérémonielles et temples baignés d’encens. La voix devient presque relique, oscillant entre chant et psalmodie. Un éclair électronique, discret mais scintillant, confère au morceau une intemporalité troublante : on est à la fois en 3000 avant J.-C. et dans un studio berlinois. La modernité, elle, explose dans ‘Ta-Mehu song’ remixé par Hvad. Ici, les beats grondent comme des séismes sous-marins. Miniawy y déforme sa voix en un écho spectral, flottant sur une architecture électronique aux textures abrasives. Les trombones s’y raréfient, surgissant comme des coups de tonnerre. C’est une plongée hallucinée dans un Caire cyberpunk, où les néons et la poussière s’emmêlent. Et pourtant, au milieu de ce tumulte, Miniawy sait offrir la lumière. ‘Fearless paradise’ ouvre un jardin suspendu, où la voix se fait plus fluide, presque tendre. Les trombones se transforment en nappes soyeuses, comme des orgues liquides. Il chante un paradis sans peur, mais la mélancolie y subsiste, subtile, comme une ombre qui refuserait de se dissiper.

L’un des grands sommets émotionnels de l’album est sans doute ‘Kneel for truth’, où la trompette d’Erik Truffaz perce l’espace comme une lumière d’argent. Miniawy y proclame la vérité, l’humilité, la foi. Sa voix est plus grave que jamais, tandis que Truffaz déploie des phrases lumineuses, flottant au-dessus de l’orage cuivré des trombones. C’est une pièce d’une puissance presque religieuse, où jazz et spiritualité s’enlacent. Dans ‘Million years, Papa‘, l’album se fait soudain intime. La voix devient confessionnelle, moins martiale. On sent Miniawy adresser une lettre au père, ou à la figure tutélaire du père, dans un registre d’une vulnérabilité désarmante. Les trombones, ici, épousent la voix avec une délicatesse protectrice. Plus loin, ‘She guy in Chicago’ installe un climat plus urbain. Miniawy y parle d’exil, de solitude dans la ville, glissant entre spoken-word et éclats lyriques. Les trombones deviennent presque dansants à la fin du morceau, une respiration inattendue dans l’album. Tout cela culmine dans le morceau-titre ‘Peacock dreams‘. C’est le cœur battant du disque, où Miniawy livre son texte énigmatique sur le paon et le poète, sur le désir de se dépouiller de ses couleurs ou de les embrasser. Erik Truffaz y est impérial : chaque note est suspendue comme une goutte de rosée. Les trombones construisent un océan sonore où la voix plonge et ressurgit. On frôle ici une extase quasi religieuse, comme si la musique cherchait à caresser l’infini. Et puis, surgit ‘In this world – live at CTM Festival‘. Capté en public, Miniawy y apparaît seul, presque nu. Sa voix tremble, ardente. La salle retient son souffle, comme suspendue à la corde fragile de sa voix. Rarement le silence n’a été aussi vibrant. Enfin, l’album se clôt sur ‘Moon of ghazals‘, véritable feu d’artifice final. Niño de Elche y entrelace son flamenco abrasé à la psalmodie arabe de Miniawy. Truffaz perce le tissu sonore de traits lumineux. Espagne et Égypte s’y rejoignent dans une danse cosmique. La musique y devient matière pure, mélange d’encens, de poussière et de lumière.

Peacock Dreams est un manifeste sonore, un territoire où la musique devient langage universel. Abdullah Miniawy s’y affirme comme un passeur, bâtissant des ponts entre soufisme, baroque, flamenco, jazz, spoken-word et électronique. Il n’a peur d’aucune hybridation, d’aucune dissonance. Il va jusqu’au bout de sa vision, quitte à perdre quelques auditeurs en route. Mais ceux qui s’y abandonnent en ressortent transformés, comme après une longue marche dans un désert ponctué d’oasis. Car au-delà de la beauté musicale, Peacock Dreams est une œuvre de liberté. Une œuvre où le paon, créature éclatante, se fait poète — et où le poète, ébloui, rêve de devenir paon. Dans un monde fracturé, Abdullah Miniawy nous offre un rêve chamarré. Et si le monde doit sombrer, souhaitons qu’il le fasse sous la lumière verte et violette de Peacock Dreams. Qu’on se le dise : la voix du paon n’a jamais autant résonné.

En programmation dans Solénoïde – Mission 237, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos d' ABDULLAH MINIAWY

Abdullah Miniawy (1994, Égypte) est un chanteur, poète et compositeur égyptien, reconnu pour sa voix unique mêlant spoken-word, jazz, soufisme et musique expérimentale. Révélé avec Le Cri du Caire, il multiplie les projets audacieux entre musique, théâtre et cinéma, se produisant sur les plus grandes scènes internationales. Son nouvel album Peacock Dreams explore un univers mystique et transfrontalier, où traditions orientales et avant-garde occidentale se rencontrent.

Solénoïde - Mission 237 avec Abdullah Miniawy

Solénothèque

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