Il existe des musiciens qui, au fil du temps, se transforment en passeurs : non pas des figures monumentales, mais des lignes de fuite, des intercesseurs entre les mondes. Arnaud Fournier est de ceux-là. Depuis plus de trois décennies, il hante la scène expérimentale française comme un artisan des collisions.
Avec Hint, à la fin des années 1990, il a ouvert une brèche dans le mur du son indie/noise en y infiltrant des cuivres rageurs, des textures industrielles et une énergie punk qui n’appartenait à personne d’autre. Puis il a prolongé cette ligne de fracture avec La Phaze, Dead Hippies, Atonalist : autant de mutations qui lui ont permis de brouiller les cartes et de déjouer les attentes. En 2025, Fournier franchit un pas que l’on n’attendait plus : publier son premier album sous son seul nom. 100% Black Puzzle (Ici d’ailleurs / Bruillance) est le titre, et c’est déjà un manifeste. Un disque comme une énigme volontairement inachevée, une mosaïque noire où chaque pièce refuse de s’imbriquer parfaitement dans l’autre. L’écho au premier album de Hint (100% White Puzzle, 1994) est évident : trente ans après, le musicien retrouve la jubilation de travailler sans format, sans garde-fous, avec la même liberté farouche. Mais cette fois, l’enjeu est plus intime : il s’agit moins de bousculer une scène que de mettre son propre nom en jeu.
Tout démarre à Bourges, en décembre 2020. En résidence solo à la Friche Antre-Peaux, Fournier installe ses amplis, ses saxophones, sa trompette, ses machines. Pas de partitions, pas de plan, juste l’envie de se laisser traverser. Il en sort une performance de 45 minutes, improvisée, diffusée en direct sur internet. Le monde confiné découvre un Fournier en apesanteur, réconcilié avec l’instinct brut. Ce moment sera l’étincelle. Les concerts qui suivent en 2021, dont une première partie mémorable de Thurston Moore, confirment que l’aventure doit se prolonger en disque. Enregistré et façonné au Studioscope d’Angers par Olivier “Cali” Fournier, 100% Black Puzzle refuse l’idée d’un ‘album produit’. Ce sont cinq blocs sonores, taillés dans l’urgence, où la rugosité des guitares saturées dialogue avec des boucles hypnotiques, où les cuivres deviennent cris intérieurs et où les drones installent une tension sourde.
Le disque s’ouvre avec le titre éponyme, longue pièce instrumentale de huit minutes : une immersion immédiate dans la matière noire, brute, presque granitique. Puis vient It’s The Leaving That’ll Kill You, chanson hantée où la voix de David Ivar Herman Düne se frotte aux accords clairs de Fournier. Ici, le temps se suspend. Philippine Ika, fille cadette du musicien, y dépose des chœurs et un souffle d’euphonium : une présence fragile, presque spectrale. Ce titre condense l’esprit de l’album : la séparation comme blessure, mais aussi comme lieu de création. Avec Mirrors, c’est un autre dialogue : Frédéric D. Oberland (Oiseaux-Tempête) face à Fournier, deux musiciens en miroir, guitare contre saxophone, décidant de jouer ‘ce qui vient’, sans rien préméditer. Un face-à-face comme une séance de spiritisme, où l’instant prend tout le pouvoir. Plus loin, Shiny Rebirth sonne comme un retour aux racines : Hervé Thomas, compagnon de Hint, revient après 25 ans d’éloignement. L’alchimie est intacte : rugueuse, nerveuse, mais tendue vers une énergie commune. Enfin, New York / Belle-Île agit comme une cartographie intime, reliant deux territoires que tout oppose – la verticalité minérale des gratte-ciel et la respiration insulaire de l’océan.
Si l’album sonne comme un voyage intérieur, il est aussi un objet visuel. Jonathan Marinier alias LL Cool Jo en signe l’artwork, conçu à partir de photographies argentiques exhumées et scannées par Enfance, la fille aînée de Fournier. On y voit New York, Belle-Île, Angers : trois pôles géographiques, trois miroirs affectifs. L’image rejoint le son dans une même logique de fragments, de mémoire recomposée. Ainsi, 100% Black Puzzle est autant un disque qu’un dispositif de réminiscence. Chaque titre agit comme une pièce de puzzle posée sur la table, sans garantie d’assemblage. Mais c’est dans cette incomplétude que réside sa force : Fournier invite l’auditeur à assembler ses propres images, à projeter ses propres souvenirs.
Trente ans après avoir secoué l’underground français, Arnaud Fournier signe une œuvre qui n’est ni testament, ni compilation, mais véritable renaissance. Ce n’est pas un hasard si le mot ‘Rebirth‘ figure dans le tracklisting : il s’agit bien de repartir de zéro, sous son propre nom, sans masque ni pseudonyme.
100% Black Puzzle n’offre pas de clé, seulement des portes entrouvertes. C’est une musique à éprouver plutôt qu’à comprendre, une musique qui crée ses propres images dans l’imaginaire de l’auditeur. À l’heure des playlists calibrées et des formats jetables, Fournier nous rappelle que l’expérience artistique n’a de valeur que dans le risque, la fragilité et la liberté. Un puzzle noir, certes. Mais dont l’opacité révèle une lumière singulière : celle d’un musicien qui, à force de rencontres, de séparations et de résurgences, ose enfin inscrire son propre nom dans l’histoire.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Figure clé de la scène électro-rock française (Hint, La Phaze, Dead Hippies, Atonalist) – se lance aujourd’hui en solo après plus de 1200 concerts dans 26 pays. Multi-instrumentiste (guitares, cuivres, machines), il façonne un univers où l’ombre et la lumière, le bruit et la beauté se confrontent. Son premier morceau, 100% Black Puzzle, répond 30 ans plus tard au mythique 100% White Puzzle de Hint : une expérience sonore immersive, entre intensité physique et poésie impressionniste.