ASTRÏD & SYLVAIN CHAUVEAU

Astrïd and Sylvain Chauveau Cover Songs Originally Sung by Women Singers

False Walls - Juillet 2025

Chronique

Il arrive parfois que la musique se comporte comme une chambre d’échos. Vous ouvrez une porte, et au lieu d’une voix, ce sont des strates de résonances qui affluent, souvenirs de ce qui a été chanté ailleurs, autrefois. Astrïd and Sylvain Chauveau Cover Songs Originally Sung by Women Singers appartient à cette catégorie rare : un album qui n’offre pas seulement des reprises, mais qui sculpte des songes à partir de voix disparues dans le temps.

Pochette de l'album "Astrïd and Sylvain Chauveau Cover Songs Originally Sung by Women Singers" par les artistes Astrïd et Sylvain Chauveau

Dans ce disque, six chansons initialement portées par Lana Del Rey, Beth Gibbons, Nina Simone, Gillian Welch, Nancy Sinatra et Kate Bush s’avancent comme des silhouettes diaphanes. Les paroles sont intactes, pierres angulaires d’un temple invisible, mais la musique — elle — se dissout, se réinvente, s’ouvre à d’autres espaces.

Video Games s’étire comme un souvenir ralenti, un polaroïd qui se décolore à mesure qu’on le regarde.
Machine Gun devient une pulsation d’ombre, martiale et vacillante, comme si la voix de Portishead traversait un nuage de poussière.
Dambala, héritée de Nina Simone, prend des allures de cérémonie fragile, où l’harmonium, les clarinettes et le silence dessinent un autel à la mémoire.
Everything Is Free, chanson de Gillian Welch sur la précarité des musiciens, résonne ici comme un murmure prophétique.
Bang Bang, dépossédée de ses atours pop, se déploie en une lente marche funèbre, suspendue au bord du vide.
Running Up That Hill, enfin, se transforme en escalade d’éther : l’obsession de Kate Bush s’élève ici dans une clarté spectrale, presque désincarnée.

Chaque titre est abordé comme une matière fragile, qu’Astrïd et Chauveau manipulent avec un soin de sculpteurs. Rien n’est appuyé : les arrangements laissent respirer les silences, les cordes vibrent comme un souffle retenu, le piano se contente d’ouvrir des fenêtres d’air. La force vient de cette économie, de cette façon de dire moins pour révéler davantage. Écouter cet album, c’est entrer dans un théâtre d’ombres sonores. L’original est là, quelque part, mais comme vu à travers un voile, une vitre embuée, ou dans le reflet instable d’une eau sombre. Le temps devient visqueux, la mémoire travaille.

Impossible de ne pas entendre dans cet album le poids de l’histoire qui l’accompagne. L’enregistrement a été interrompu par la maladie, puis la disparition en 2022 de Guillaume Wickel, clarinettiste et membre d’Astrïd. Ses notes résonnent ici comme des ultimes messages déposés sur la bande, comme si sa respiration s’était métamorphosée en son. L’album lui est dédié, et l’on comprend pourquoi : chaque clarinette, chaque souffle semble dialoguer avec l’absence. De fait, ce disque n’est pas seulement un ensemble de reprises : il est aussi un travail de deuil, une méditation sur ce qui reste lorsque la voix s’éteint. La démarche ne s’arrête pas à la musique. Le packaging, conçu par Alix Petit et Julien Nédélec, pousse encore plus loin cette logique de transformation. Les artistes ont repris les pochettes des albums originaux, les ont imbibées d’eau, renversées, photographiées dans leur délitement. Résultat : des images comme effacées par la pluie, des stigmates colorés qui semblent flotter entre deux états, entre mémoire et abstraction. À l’instar des chansons, ces pochettes sont devenues des palimpsestes, des traces d’images dont on perçoit encore le fantôme.

Pour comprendre l’alchimie à l’œuvre, il faut revenir aux parcours des deux forces créatrices. Astrïd, collectif nantais né en 1997, a toujours œuvré dans les marges, mêlant folk, post-rock, musique improvisée et chambre contemporaine. Leur son s’inscrit dans une filiation qui relie Talk Talk aux ensembles de Rachel’s, Dictaphone ou The Necks : une musique atmosphérique, cinématographique, où chaque note est un paysage.
Sylvain Chauveau, lui, explore depuis trente ans les limites du minimalisme. Sa discographie s’étire entre disques acoustiques et électroniques, entre pièces presque muettes et explorations pop déconstruites. Son art est celui du retrait : dire beaucoup avec peu, faire du silence un instrument à part entière. Leur rencontre en 2014 (Butterfly in the Snowfall) n’était qu’une amorce. Ici, leur collaboration atteint une forme de maturité, un équilibre où l’épure de Chauveau se marie à la densité atmosphérique d’Astrïd.

Ce disque nous interroge : que reste-t-il d’une chanson lorsque la mélodie change, que l’harmonie s’évanouit, que les repères se brouillent ? La réponse est peut-être dans ce qu’on n’attendait pas. Dans les interstices, dans les silences, dans les résonances nouvelles. Astrïd et Chauveau n’ont pas couvert ces chansons : ils les ont ouvertes. Comme on entrouvre une porte sur une pièce que l’on croyait connaître par cœur, mais où la lumière, soudain, change tout. On sort de l’écoute avec des images : une chambre où flottent des draps blancs, une clairière au crépuscule, un miroir fêlé où l’on distingue encore le visage d’une chanteuse disparue. C’est cela, la puissance de ce disque : il fabrique des visions. Il ne raconte pas les chansons, il les rêve. En ce sens, Cover Songs Originally Sung by Women Singers n’est pas un disque de reprises. C’est un atlas de fantômes sonores, une cartographie des possibles, une invitation à écouter autrement — et à se souvenir différemment.

En programmation dans Solénoïde – Grande Boucle 63, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de ASTRÏD & SYLVAIN CHAUVEAU

Astrïd est un groupe nantais formé en 1997, dont la musique navigue entre post-rock, folk de chambre et improvisation contemporaine. Leur univers, à la fois cinématographique et intimiste, évoque les atmosphères de Talk Talk, Rachel’s ou The Necks. Avec des albums parus sur Gizeh Records, Rune Grammofon ou False Walls, ils ont forgé une identité sonore unique, mêlant cordes, guitares, clarinettes et textures atmosphériques.

Sylvain Chauveau, compositeur et musicien français installé à Barcelone, est reconnu pour ses œuvres minimalistes et méditatives, publiées sur Fat Cat, Sub Rosa, Type ou Brocoli. Ses pièces, souvent empreintes de silence et de dépouillement, oscillent entre acoustique et électronique. Loué par Pitchfork, The Wire ou Les Inrockuptibles, il s’impose comme une figure singulière de la scène expérimentale européenne.

Leur collaboration explore un territoire où fragilité et intensité se rejoignent, entre chanson déconstruite et paysages sonores imaginogènes.

Photo du groupe Astrïd avec Vanina Andréani, Yvan Ros, Cyril Secq et Guillaume Wickel Clarinets, percussions

Solénothèque

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