Un tronc d’arbre figé comme une cicatrice, des lignes rouges comme des veines à vif sur un mur abstrait : la couverture de The Enemy Within, septième album d’Australium, n’annonce pas une ballade légère, mais une plongée dans la chair vive de notre époque. C’est un cri sourd, enveloppé de textures sonores évanescentes, un album né d’un besoin : accompagner l’image, mais aussi questionner l’écoute.
David Christophe et Dominic Carter ne sont pas des musiciens ordinaires. Séparés par 16 000 kilomètres et deux décennies de silence, ils reprennent contact comme on rouvre un journal intime oublié, un jour de pluie. L’un vit à Bruxelles, l’autre à Melbourne. Ils travaillent à distance, enregistrent à Bruxelles, échangent par internet, composent à l’aveugle comme deux jumeaux télépathes. Le résultat est un style indéfini – post-rock ? post-jazz ? Peut-être un dream noir : une musique qui flotte mais qui dérange, qui caresse tout en grattant la surface. Chaque morceau est un territoire sans carte, chaque rupture une respiration.
Le projet a d’abord vu le jour à la demande du réalisateur bruxellois Yves Dorme, en lien avec un documentaire consacré à la crise de l’accueil des migrants en Belgique. Mais rapidement, The Enemy Within s’est affranchi de ce cadre pour devenir une œuvre autonome, autonome jusqu’à s’éloigner du film — lequel, en définitive, empruntera d’autres voies musicales. L’album, lui, a poursuivi son propre chemin. Et quel chemin.
Dès ‘Cotto‘, on comprend que le voyage ne sera pas linéaire. Les rythmes sont tendus, les guitares liquides. ‘The Miner‘ creuse les sols de la mémoire, tandis que ‘God in (God out)‘ trouble les repères sacrés. Et puis il y a ‘Suite‘, morceau-fleuve de 11 minutes, qui semble condenser l’errance de tout un peuple dans un labyrinthe sonore sans issue. Ces titres ne sont pas de simples pistes : ce sont des balises, des éclats de paysage intérieur. Les voix sont rares, l’instrumental dit plus que des mots.
The Enemy Within, comme son nom l’indique, ne pointe pas vers l’extérieur. L’album ne dénonce pas un coupable unique. Il invite à une introspection politique, une psychanalyse sociale. Qui est l’ennemi ? Celui qu’on rejette à la frontière ? Ou la part de nous-mêmes qui tolère l’intolérable ? L’esthétique sonore d’Australium évoque à la fois Brian Eno et Bark Psychosis, tout en conservant une identité propre, forgée par l’urgence, l’improvisation et la distance. Cette musique, bien que née pour un film, ne s’y limite pas : elle habite aussi l’esprit, le traverse longtemps après la dernière note.
À l’heure où tant de disques cherchent à nous distraire du réel, The Enemy Within s’y confronte, frontalement. Et dans cette confrontation, Australium révèle ce que la musique peut encore être : un miroir trouble, un cri retenu, un battement de cœur commun à ceux qui n’ont plus de toit mais encore des rêves. En écoutant cet album, on n’entend pas seulement deux musiciens séparés par les océans. On entend les voix de ceux qu’on n’écoute jamais. Et c’est peut-être ça, la véritable révolution sonore.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Australium est un duo musical formé par David Christophe (Bruxelles – également membre du projet Nile On Wax) et Dominic Carter (Melbourne), amis d’enfance réunis par la musique après près de vingt ans de silence. Ensemble, ils composent un son profondément cinématographique, mêlant post-rock, jazz abstrait, new wave et expérimentation sonore. Leur processus est unique : improvisations à Bruxelles lors de retrouvailles ponctuelles, puis développement à distance entre les continents. Cette méthode donne naissance à une musique à la fois instinctive, atmosphérique et libre, qui échappe aux formats classiques.
La photo retrouvée de Dominic et David en 1992, jeunes et rêveurs, tenant une housse de guitare sur le bord d’une route, pourrait sembler banale. Mais elle est prophétique. Elle raconte l’origine d’un dialogue ininterrompu entre deux continents, deux mémoires, deux façons de résister. Australium, c’est cela : un écho au loin, une amitié distillée dans les mailles d’Internet, un duo qui ne joue pas pour plaire, mais pour comprendre. Une musique de l’errance, de la mémoire et des failles intérieures.