BENEDICTE MAURSETH

Mirra

Hubro - Août 2025

Chronique

Dans le dialecte du Hardanger, mirra nomme le cercle compact que tracent les rennes lorsqu’ils se regroupent pour se réchauffer et déjouer les prédateurs. C’est aussi la forme secrète de cet album : une musique qui pense en rond, qui se resserre, respire, repart — et dont la pulsation, obstinée mais jamais figée, épouse le mouvement d’un troupeau sur la neige.

Pochette de l'album "Mirra" par l'artiste Benedicte Maurseth

Au centre, un instrument-talisman : le hardingfele, ce violon norvégien aux cordes sympathiques qui font scintiller chaque note comme un flocon au soleil bas. Benedicte Maurseth en est l’une des grandes voix. Après Hárr (2022) — salué par un Nordic Music Prize et classé par The Guardian parmi les dix sorties folk de l’année —, la compositrice et violoniste revient avec Mirra, nouveau chapitre d’une œuvre où tradition et écoute du vivant s’interpénètrent.

On n’illustre pas la montagne chez Maurseth : on l’entend. Les crissements d’ongulés, un souffle de vent de plateau, un appel lointain : autant de fragments de réel (field recordings) enchâssés dans la trame du hardanger, des percussions mélodiques de Håkon Stene, de la basse et des infimes traitements électroniques de Mats Eilertsen, et des claviers de Morten Qvenild. En studio (Ugla Lyd, Nesodden), cette petite communauté sonique fabrique moins des chansons que des milieux. La production — signée Maurseth avec Jørgen Træen — privilégie l’espace, la translucidité : rien ne sature, tout résonne. La musique, elle, avance par anneaux. Motifs courts, répétés, qui changent de température à mesure qu’on les traverse — minimalisme d’ascendance américaine, fantômes de krautrock, souveraines libertés improvisées. La répétition y est une méthode de perception : à force d’y revenir, on voit davantage, comme lorsqu’on scrute les variations d’une même pente selon l’heure, la météo, la saison.

Mirra suit l’année des rennes sauvages d’Eidfjord, la région natale de l’artiste. Les titres l’indiquent : ‘Kalven reiser seg’ (le veau se lève), ‘Sommarbeite’ (pâturage d’été), ‘Jaktmarsj’ (marche de chasse), ‘Nysnø over reinlav’ (neige fraîche sur le lichen)… On n’est pas dans l’anecdote naturaliste mais dans une pensée du rythme : migrer, se figer, repartir ; endurer, enfanter, brouter, fuir. Maurseth ne parle pas ‘de’ nature, elle compose “avec” elle. Les sons d’animaux ne sont pas des effets ; ce sont des partenaires qui déplacent la musique hors du solfège et lui donnent ses angles, ses contretemps, ses zones blanches. Cette écologie-là est sensible, pas doctrinale. Elle s’entend dans la façon dont une frappe mat sourd d’un tapis de cordes, comment un bourdon s’étoffe au passage d’un cliquetis d’os, comment un souffle d’hiver fait vibrer la note tenue. Au fil des huit pièces, quelque chose de l’ordre du manifeste s’affirme — discret mais sûr : écouter, c’est déjà soigner.

Il y a chez Maurseth une vertu difficile : la simplicité exigeante. La mélodie n’y trône jamais, mais elle affleure partout. Une cellule de deux ou trois notes se transforme en colonne de lumière (‘Mirra’), un balancement devient marche intérieure (‘Dagar med vind’), une scansion presque rituelle se charge d’images (‘Simleflokk under månen’ : le troupeau de femelles sous la lune). À chaque fois, la vièle hardanger sert de sismographe : elle capte les variations d’un territoire, mais aussi celles d’un imaginaire populaire que l’artiste réactive sans folklore, par la seule justesse de l’écoute. On sort de l’album avec l’impression d’avoir parcouru un plateau plutôt qu’une suite de morceaux : un film sans caméra, où le brillant du hardanger fait office de lumière naturelle. On a froid aux joues et chaud aux tempes, comme après une marche ; on est gagné par cette clarté norvégienne qui tranche net et laisse pourtant un voile de douceur.

Choisi comme fil d’Ariane de la Mission 240 de Solénoïde, Mirra s’impose comme une œuvre à la fois enracinée et visionnaire : une musique de fjord et de futur, de gestes séculaires et de sons concrets, qui réussit la jonction entre folklore, minimalisme et électronique parcimonieuse. Elle n’exige pas la croyance ; elle propose l’attention. Et c’est sans doute sa plus belle modernité.

En programmation dans Solénoïde – Mission 240, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de BENEDICTE MAURSETH

Benedicte Maurseth est une compositrice et violoniste norvégienne qui fait parler le hardingfele comme on ouvre un paysage. Originaire du Hardanger, elle tisse chants ancestraux, minimalisme et sons du réel (vent, pas, faune) pour créer des œuvres à la fois terriennes et visionnaires. Révélée au-delà des fjords avec Hárr (Nordic Music Prize, cité par The Guardian), elle poursuit avec Mirra une écopoétique du son : musiques cycliques, textures lumineuses, écoute du vivant. Maurseth ne préserve pas la tradition ; elle l’active, la réinvente, et transforme chaque frottement d’archet en géographie intérieure.

Photo de la violoniste norvégienne Benedicte Maurseth en train de jouer de son instrument dans les bois

Solénothèque

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