Sketches ne s’écoute pas, il se respire. Il se traverse comme on feuillette un carnet oublié, griffonné à la lueur tremblante d’une lampe nocturne. Le duo Cervantes, formé par Louis Soler et Dimitri Rouchon-Borie, livre ici une œuvre d’ombres et de lumières, à la fois enfantine et meurtrie, rieuse et grave. Un album qui ne clame rien, mais murmure beaucoup — par éclats, par soupirs, par tensions suspendues.
Comme son titre l’indique, Sketches est une suite d’esquisses. Non pas des brouillons, mais des instantanés sensibles, des visions posées à même la peau. Chaque morceau semble surgir d’un souffle, d’un geste à peine retenu. On pense à des murmures dans le noir ou à des cris noyés sous l’eau. Rien ici n’est figé : les chansons avancent à tâtons, hésitent, plongent. C’est une pop artisanale, cousue main, traversée d’échardes, de sueur et de doutes. Dès I Say So, l’album donne le ton : I hate you / And here is my answer / To the silence around. La voix, fragile et tendue, chemine sur un fil entre colère contenue et poésie cabossée. Plus loin, Sticky Rice entremêle l’absurde et la satire sociale : Speaking like a lion, you act as an oyster — une sentence pop à la fois douce, cruelle et surréaliste. L’univers convoque Beck, les Monty Python, mais ne ressemble à rien d’autre.
Tout semble pensé dans les moindres détails, et pourtant rien ne paraît fabriqué. C’est là la force de Cervantes : faire de l’instabilité un équilibre, ciseler l’inattendu. La production, discrète mais évocatrice, révèle une matière sonore subtile : flûte traversière sur Taiko, nappes brumeuses, basse mélancolique, batterie narrative. Mention spéciale au batteur Régis Boulard, invité sur le superbe Monkey Pay, où les voix ondulent comme des spectres sous sédatif. Le chant, quant à lui, échappe aux formats. Il vacille entre le spoken word et l’épure mélodique, parfois presque enfantin. Il ne cherche pas l’exactitude, mais l’intensité. Et il la touche — sans jamais forcer.
L’imaginaire graphique prolonge l’étrangeté douce du disque. Signée Éloïs Rouchon Borie, la pochette met en scène une figure pâle, le cœur à nu, penchée vers une bouteille rouge échouée comme un phare muet. Le trait est minimaliste, mais chaque ligne saigne d’humanité. Une image à l’image de la musique : retenue, vibrante, poreuse. Les textes de Dimitri Rouchon-Borie, écrivain reconnu (Le Démon de la colline aux loups, Le Chien des étoiles), façonnent une langue à part. Métaphores insolites (Happy like a mold in a murky water), vers tranchants (Note I’m always alone when I score), visions suspendues entre rêve et absurdité (Can you golden Darken Pines / And never fall back in cradle)… Ici, la parole ne s’impose pas, elle se glisse, elle hante. Elle invite à relire, à réécouter. À laisser le silence faire le lien entre deux lignes.
Dans un paysage musical de plus en plus lisse et normé, Sketches offre une respiration rare. Une œuvre inclassable, rugueuse, précieuse. Pas une promenade, mais une dérive consciente dans un monde éclaté. Et dans ces fragments épars, Cervantes déniche la matière d’un festin. Un disque qui ne ressemble à rien, et qui pour cette raison, ressemble profondément à ce que nous sommes : incertains, fêlés, vivants.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
CERVANTES, c’est un duo singulier né d’une amitié tenace entre un écrivain et un musicien, unis par une obsession commune : faire parler les silences. Aux manettes, Dimitri Rouchon-Borie, auteur et journaliste, et Louis Soler, compositeur, multi-instrumentiste et sculpteur sonore. Ensemble, ils bâtissent un univers poétique, rugueux et lumineux à la fois — une pop artisanale, hantée, profondément humaine.
Leur premier album, Sketches, est le fruit de plus de dix ans de création partagée, de doutes et d’inspirations mêlées, de textes griffonnés entre deux procès ou deux nuits blanches, et de sons ciselés dans l’intimité d’un studio breton. Chez ce duo, les mots blessent parfois, la voix caresse toujours, les rythmes vacillent mais ne tombent jamais. On pense à un spoken word sensible, à une berceuse sombre, à un rock qui aurait tout oublié sauf l’essentiel. Leur musique refuse les catégories : pop déstructurée, folk nerveux, éclats électro ou jazz brumeux, CERVANTES navigue entre les genres sans jamais s’y noyer. Ce qui prime : l’émotion. Le vrai. La tentative. Et surtout, le refus du faux.