CHRISTINE OTT & MATHIEU GABRY

Aran

Gizeh Records - Novembre 2025

Chronique

Sur la pochette, trois visages surgissent d’une vague comme arrachés à un vieux film noir et blanc. Au-dessus d’eux, un seul mot, massif, presque minéral : ARAN. On pourrait croire à l’affiche d’un drame maritime des années 30 ; c’est en réalité la porte d’entrée d’un album qui regarde la mer droit dans les yeux. Avec Aran, paru chez Gizeh Records, Christine Ott et Mathieu Gabry referment un triptyque consacré au cinéma de Robert Flaherty – après Nanook of the North et Tabu – et livrent sans doute leur œuvre la plus habitée.

Pochette de l'album "Aran" par les artistes Chritine Ott et Mathieu Gabry

Le point de départ est simple, presque archaïque : une île battue par les vents au large de l’Irlande, une famille de pêcheurs au début du XXᵉ siècle, une vie qui consiste à tenir debout face à l’océan. Flaherty en a tiré un film, Man of Aran, hymne au courage ordinaire. Christine Ott, elle, y aura consacré quatre ans d’écriture. Initialement pensé comme un solo de piano, le projet s’est densifié au fil du temps : harpe, thérémine – lointain cousin des ondes Martenot qui ont fait la réputation de la compositrice –, claviers et boîte à bourdons de Mathieu Gabry viennent s’agréger pour former une masse sonore mouvante, fluide et pourtant très architecturée. L’enregistrement proposé par Gizeh n’est pas un studio lisse, mais la captation d’un moment précis : la toute dernière répétition du ciné-concert, enregistrée en direct dans le silence encore vide de la salle du Cheval Blanc à Schiltigheim. Comme si la musique, déjà prête à affronter le regard du public, vivait une ultime marée montante.

Dès Opening Credits / Aran Theme, un motif de piano s’installe, ample, chantant, qui évoque autant Chopin que Debussy. Mais très vite, quelque chose dévie : une pédale grave insiste comme un ressac, la harpe vient strier la surface, les bourdons de Gabry creusent un fond marin. Ce thème principal, décliné ensuite dans Aran Variation puis dans Le chaudron / Aran reprise, fonctionne comme un phare mélodique : un repère auquel l’oreille revient après chaque tempête. Car des tempêtes, il y en a. Stone Island, Western Lights ou Land of Freedom portent en eux ce souffle de ‘Sturm und Drang‘ qu’on associe plus volontiers aux symphonies romantiques qu’à la musique contemporaine. Les crescendos du piano, les nappes massives de claviers, les tensions harmoniques qui se resserrent puis se relâchent créent des vagues entières de son. On entend les falaises, le ciel bas, les corps courbés qui avancent malgré tout. Pourtant, rien ici n’est grandiloquent : Ott et Gabry connaissent trop bien l’économie de moyens du cinéma muet pour céder à l’emphase. La puissance vient d’un dosage millimétré entre minimalisme et lyrisme, entre écriture répétitive et gestes très expressifs.

L’une des grandes réussites de Aran tient à la façon dont la musique traduit les gestes du quotidien filmé par Flaherty. Dans The fishing line, harpe et percussions analogiques jouent à l’équilibriste : de petites cellules répétitives figurent la préparation de la ligne, les pieds qui cherchent leur appui sur la falaise, les mains qui mesurent, lancent, ramènent. On est presque dans le cinéma d’animation sonore : chaque glissando devient un mouvement de corde, chaque accent une pierre qui roule sous les semelles. The shark and the rope commence comme un prolongement de cette séquence, puis, dans sa seconde moitié, s’épure jusqu’à toucher à une forme de minimalisme quasi ascétique. Quelques notes posées, un motif qui se décale d’un demi-ton, une suspension : on pense à Rachel’s, à certaines pièces de Meredith Monk, mais filtrées par la sensibilité très singulière du duo. Avec Beneath the surface, la musique bascule dans un autre état : le thérémine répond à l’orgue, les lignes se croisent et se distordent, comme si les requins de la scène de chasse du film étaient moins des animaux que des fantômes sonores. La frontière entre illustration et hallucination se brouille totalement. Loin du gadget rétro, l’instrument électronique devient ici un véritable vecteur d’angoisse sourde, un chant d’outre-vague. Au milieu de ces tensions, Le départ arrive comme une respiration. Gabry y signe un rare moment de solo, une mélodie de clavier qui pourrait s’échapper d’un disque de The Cinematic Orchestra : groove discret, élégance harmonique, sentiment de survol. Puis on replonge dans les flux de Last Breath, petite symphonie de souffles, de bruits blancs, de drones qui semblent enregistrer la mer elle-même en train de respirer. Enfin, Shadows in the waves vient tout balayer. Les auditeurs familiers de Snowdrops y reconnaîtront des échos d’Inner Fires ou du thème Circles composé pour le film Manta Ray : comme si le duo bouclait non seulement la trilogie Flaherty, mais aussi une boucle secrète à l’intérieur de sa propre discographie.

On pourrait se contenter d’écouter Aran comme une remarquable musique de film, parfaitement synchronisée avec les images d’un autre siècle. Ce serait passer à côté de sa charge symbolique. Car ce qui frappe, c’est la façon dont la partition célèbre une humanité à taille réelle, ni héroïsée ni misérabiliste : des hommes, des femmes, des enfants qui ne dominent pas la nature mais négocient avec elle, jour après jour. Dans un monde saturé d’alertes climatiques, où l’océan est souvent réduit à un graphique de montée des eaux, Ott et Gabry redonnent au paysage sa dimension sensible. Leurs bourdons graves rappellent que la mer est un corps, pas seulement une donnée. Leurs thèmes romantiques, eux, rappellent que l’émotion n’est pas un luxe mais un outil de survie : si l’on continue de se lever à l’aube pour affronter les rafales, c’est aussi parce qu’on aime, qu’on espère, qu’on se souvient. Le disque agit alors comme un manifeste discret : et si l’avant-garde, aujourd’hui, consistait moins à chercher des sons toujours plus spectaculaires qu’à réapprendre à écouter ce qui est là ? Le vent dans une corde, le frottement d’un archet électronique, la résonance d’un piano dans une salle vide suffisent à dire la fragilité et la dignité d’une communauté.

Avec Aran, Christine Ott et Mathieu Gabry confirment leur place singulière au croisement du classique contemporain, de la musique expérimentale et d’un post-rock de chambre profondément cinématographique. Elle, forte de ses collaborations avec Yann Tiersen, Tindersticks ou Oiseaux-Tempête, continue de déployer un univers où l’émotion est toujours traversée par la recherche. Lui, compositeur remarqué pour la bande originale de Manta Ray, apporte une science de l’orchestation et du son qui ancre l’ensemble dans le présent. Gizeh Records accompagne ce geste avec le soin qui le caractérise : édition CD sérigraphiée par Richard Knox, et surtout un coffret Film Concert Trilogy qui rassemble Aran ainsi que les rééditions de Tabu et Nanook of the North. Trois films, trois partitions, une même question : comment la musique peut-elle accueillir des images du passé sans les muséifier, en les laissant résonner avec notre époque ? 

Il y a dans ce disque une qualité rare : on peut l’écouter les yeux fermés, laisser le piano et les drones dessiner leurs propres falaises intérieures. On peut aussi y superposer mentalement ses propres images : un rivage connu, un hiver qui n’en finit pas, une traversée personnelle. Aran devient alors moins un simple album qu’un archipel sonore portatif, une île que chacun peut habiter à sa manière. Et lorsque s’éteignent les dernières notes de Land of Freedom, on se surprend à rester un moment immobile, comme après une longue marche contre le vent. La tempête a peut-être cessé, mais quelque chose en nous continue de rouler, comme la mer.

En programmation dans Solénoïde-Mission 241, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de CHRISTINE OTT & MATHIEU GABRY

Pianiste insatiable, exploratrice des ondes Martenot, de la harpe et des claviers, Christine Ott construit depuis plusieurs années un univers où la musique savante flirte avec l’expérimental. On l’a croisée aux côtés de Yann Tiersen, Tindersticks ou Oiseaux-Tempête, mais aussi dans les salles obscures, où ses partitions pour le cinéma – de Roland Edzard à Claire Denis – se déploient comme de véritables paysages intérieurs.

À ses côtés, Mathieu Gabry cultive une écriture tout aussi polymorphe : compositeur pour l’image (on lui doit notamment la bande originale de Manta Ray, Lion d’or Orizzonti à Venise), architecte de formations jazz (The Cry, Theodore Wild Ride) et auteur d’un premier album solo sous l’alias Sohlberg. Ensemble, réunis au sein de Snowdrops comme sur Aran, ils signent une musique de chambre mutante, à la fois charnelle, précise et profondément narrative.

Photo des artistes Christine Ott et Mathieu Gabry

Solénothèque

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