On dit leur nom comme on souffle ‘défait’. Mais derrière la casse double du ‘éé’ se cache un autre sigle : DF, Distrito Federal, Mexico – point d’origine de la voix de Ric (ou Riki) Lara. De la mégalopole à Montreuil, de Pantin aux caves parisiennes, Dééfait déroule un rite électrique où le rock se pratique en apnée : guitares dressées en palissade, batterie implacable, basse magnétique, voix possédée en trois langues. Premier EP n’est pas un disque de chansons ; c’est un cercle de transe. On y entre, on n’en sort pas indemne.

Le quintet (Lucas Valero et Grégoire Couvert aux guitares, Enir Da à la basse, Pablo Valero à la batterie, Ric/Riki Lara à la voix) s’est formé en 2023 et a très vite pris racine dans l’underground parisien (La Mécanique Ondulatoire, Le Cirque Électrique, Nouveaux Sauvages…). Sur scène comme sur bande, la tension est physique, quasi hallucinatoire : pas de refrain consolateur, pas de couplet à câliner, seulement un flux épais qui suinte, se rétracte, repart à l’assaut. Quelque part entre krautrock (pour la marche inexorable), noise rock (pour la friction), psychédélisme décadent (pour l’hypnose) et proto-punk païen (pour le feu), Dééfait compose comme on officie : en boucle, sans filet, jusqu’à l’épuisement… et à l’extase.
Dès l’ouverture, We Love Each Other So Much That We Won’t Belong To Any Species Anymore annonce la couleur : l’amour y dépasse le cadre, quitte la zoologie et renverse les taxonomies. La voix se multiplie, granuleuse puis caressante, la guitare s’effiloche en filaments électriques, la section rythmique forgeo nne un battement obstiné. C’est un morceau-portail : on y entre comme on franchit une frontière dont on ne revient pas tout à fait identique. La promesse n’est pas la fusion, mais la mue. Vient ‘Molokh ∞‘, pièce-totem révélée avant la signature chez Ici d’ailleurs : huit minutes d’offrande lente à une divinité carnivore, avec cette sensation de langue coupée et de souffle chimique. La guitare s’écaille en nappes huileuses, la rythmique marche droit ; le morceau ne décolle jamais vraiment – c’est pire : il s’incruste, tatouage sonore qui refuse la résolution. On pense à CAN empalé sur une table d’autopsie, à Terminal Cheesecake trempé dans l’acide, à un giallo passé au stroboscope. BONDBONDBOND joue la frustration comme on accorde une corde : serrée au point de presque casser. Le chant s’y fait ombre portée, les guitares brandissent des dents de scie, la pulsation tape au front. C’est un headbang contrarié, magnifique, qui repousse sans cesse la délivrance. À l’inverse, ‘Comatose Big Sun‘ ouvre une clarté maladive : un soleil trop proche, blanc, qui plonge l’auditeur dans une hypoxie de lumière. Moment de bascule, ‘Al’Ether‘ – sans doute la charge la plus dévastatrice du disque – brise les conventions : danse convulsive, ruades rythmiques, voix en incantation. C’est le morceau où l’on comprend pleinement la logique Dééfait : faire d’un vacarme une grammaire, d’un frottement un sens, d’un corps un haut-parleur. Finalement, ‘Wow! Ferreri Cooked For Us‘ referme la procession en farce noire : hommage tordu au cinéaste Marco Ferreri, les mots mâchouillés et régurgités comme si l’on essayait de digérer un monde saturé. On sort du disque repus et affamé à la fois, ce qui est l’un de ses tours les plus réussis.
L’écriture de Lara – parlée, murmurée, hurlée, en anglais, en espagnol et en français – fait l’effet d’un masque qui change de visage à chaque reprise de souffle. Les langues ne servent pas à traduire mais à délocaliser la conscience : passer du charnel à l’abrasif, du prêche à l’aveu, du murmure aux hurlements. La section rythmique Valero/Enir Da maintient le champ de bataille à niveau constant, pendant que les guitares griffent, zèbrent, lacèrent.
Enregistré ‘ici et là’ entre Montreuil, Pantin et Paris, Premier EP assume le grain brut du DIY : ça claque, ça déborde, ça sature juste ce qu’il faut pour laisser de la chair dans l’électricité. On entend la filiation – Boredoms, The Birthday Party période caves humides – mais Dééfait n’imite personne : la musique ne cite pas, elle officie. Cette esthétique, affinée notamment lors d’une résidence aux Ballastières, privilégie la trace à la propreté, la décharge à la démonstration. Au passage, on nous jure que la meilleure lasagne est signée Pablo et que le kouign-amann de Greg a aidé à tenir les nuits ; détail anecdotique, certes, mais révélateur : chez Dééfait, l’énergie passe autant par l’estomac que par les tympans.
Trente-cinq minutes et onze secondes (six pièces, aucune de trop) : c’est la durée du rituel. Tout halète. Tout déborde. La pochette – chevelure fouettée, main cadrée en amorce – dit bien l’affaire : quelque chose nous frôle et nous entraîne. On comprend pourquoi, avant même la parution, le groupe a aimanté les spots les plus pointus de la capitale : la musique est un état, pas un produit. Et si ce premier jet paraît déjà très abouti, il ne prétend pas clore la cérémonie : l’album est annoncé pour 2026, et les concerts, habités, devraient achever de nouer la communauté des fidèles.
Premier EP est un appel d’air dans une époque qui comprime. Un disque qui déplace la perception plutôt qu’il n’orne l’étagère. On en ressort un peu autre, comme après une nuit où l’on a dansé sans savoir sur quoi. Dééfait, nom d’effondrement ? Plutôt dé-faire au sens joyeux : desserrer les coutures, ôter la laisse des genres, laisser entrer le dehors. On signe où pour un deuxième tour ?
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Laboratoire de transe électrique, Dééfait ne joue pas des morceaux : il déclenche des états. Cinq corps aimantés, une voix polyglotte qui glisse du murmure à l’invective, des guitares en essaim et une section rythmique qui sert l’espace jusqu’à le faire vriller. Plutôt qu’un répertoire, ils proposent des spirales — dramaturgie de la boucle, dramaturgie du souffle — où désir, rage et jubilation s’épaulent. En salle comme sur disque, tout devient matière : larsen, peau, battement. À capter de près, volume haut : immersion garantie, horizon post-espèce en ligne de mire.
