ELEMENTAL STUDIES

Various Artists

Carpe Sonum Records - Août 2025

Chronique

On pourrait aborder Elemental Studies comme une simple compilation ambient de plus. Mauvaise idée. Le nouveau projet de Carpe Sonum Records fonctionne plutôt comme un sismographe : il enregistre à la fois les grondements de la planète et les secousses intérieures de celles et ceux qui l’habitent.

Pochette de la compilation "Elemental Studies" par le label américain Carpe Sonum Records

Carpe Sonum, né dans le sillage de FAX et de Pete Namlook, a toujours cultivé l’art du voyage mental longue distance. Depuis Boulder, Colorado, le label s’est fait une spécialité de ressortir des tiroirs de l’ambient mondiale des musiques qu’on croyait perdues, ou qu’on n’avait même jamais imaginées. Elemental Studies pousse cette vocation plus loin : on n’est plus seulement dans le disque à écouter dans le noir, mais dans la bande-son d’un dispositif visuel pensé pour le musée ou la galerie. Aux commandes, l’artiste multidisciplinaire TJ Norris, photographe, cinéaste, sculpteur et obsédé de l’architecture du quotidien. Sa série de douze courts métrages en noir et blanc – déjà remarquée dans plusieurs festivals et sacrée Meilleur film d’art et d’essai à l’Absurd Film Festival 2025, sera déployée en installation cinématographique à quatre canaux. À chaque film, sa musique originale. À chaque musique, un élément : air, terre, feu, eau. Et en arrière-plan, une question : que reste-t-il de ces forces primordiales à l’ère du dérèglement climatique ?

Le premier disque aligne douze pièces concises, plus un titre bonus, qui forment comme une météorologie miniature. Airborn de Jos Smolders ouvre la marche : souffle, frottements, petites vibrations qui se cherchent un centre de gravité. On a l’impression d’entendre une rafale se recomposer en direct, grain par grain, dans le casque. Avec Flow, Darren McClure installe la logique inverse : un mouvement continu, quasi capillaire, où tout semble filtré par une membrane aqueuse. Le son ne coule pas, il infuse. Das Synthetische Mischgewebe ventile la scène avec un Ventilate plein de grésillements et de turbulences, comme si l’on se faufilait dans les entrailles d’une bouche d’aération. Vitor Joaquim joue les alchimistes en diffractant Haendel dans Dust : l’ombre de l’aria baroque se réduit à un nuage de particules, scintillant mais instable. À ce stade, l’air a déjà changé plusieurs fois d’état. La terre, ensuite, ne se contente pas de poser la compilation, elle la fissure. Landmass de Simon Šerc résonne comme une plaque tectonique prête à se décaler : basses sourdes, crissements minéraux, craquements prêts à rompre. Terrestrial de PBK renforce cette impression de densité, avec une matière sonore ferreuse, compressée, qui semble hésiter entre la galerie minière et le bunker. Vient le feu, traité non pas comme un grand embrasement spectaculaire, mais comme une succession de départs de flamme. Blaze de Mick Chillage est tout en contrastes : nappes lumineuses presque romantiques, traversées par une inquiétude sourde. Schneider TM répond avec Flare, morceau plus nerveux, fait de petites morsures électrifiées, d’étincelles qui filent dans le champ stéréo. L’eau, enfin, finit d’unifier cette météo intime. Porya Hatami signe avec  Lumière un paysage liquide où les reflets comptent autant que la source. Illusion of Safety nous entraîne ensuite Adrift, dérive lente, presque hypnotique, où le courant n’est jamais exactement là où on l’attend. Current de Massimo Toniutti s’organise en remous serrés, tandis que Wake d’Andrew Lagowski laisse derrière lui une crête de pression, un sillage invisible qui persiste une fois le morceau terminé. La pièce bonus, Resilience de Sigtryggur Berg Sigmarsson, agit comme un épilogue : une façon de rappeler que, sous la catastrophe, une forme de persistance demeure.

Le deuxième CD reprend le cycle au complet, mais vu par un autre prisme : douze réinterprétations confiées, fait rare, exclusivement à des artistes féminines ou projets menés par des femmes. C’est là que Elemental Studies bascule du simple concept vers une véritable cartographie collective. Gaël Segalen transforme Airborn en Flammerole, coulée sonore où l’on croit entendre l’air se réchauffer au contact du magma. Liz Helman fait de Flow un Reflow plus sombre, comme si l’eau avait été contaminée au passage. Kokhlias tord Ventilate en un En∙wind∙ed  labyrinthique, spiralé, où les flux d’air deviennent des couloirs mentaux. Hilde Marie Holsen densifie la poussière de Vitor Joaquim dans Støv, travail presque microscopique sur les fragments et les silences. Alessandra Eramo ramène Landmass à la matière brute avec Terra, en érodant la topographie initiale pour n’en garder que les blocs essentiels. Côté feu, Stephanie Merchak choisit la combustion lente : Slow Combustion allonge et étire les braises de Mick Chillage jusqu’à en faire une longue mèche incandescente. Femanyst, elle, découpe Flare à coups d’angles vifs et de ruptures, transformant l’étincelle en arme contondante. Autour de l’eau, Fani Konstantinidou signe  Απόηχος (Echo), qui prolonge les ondes de Porya Hatami dans un jeu de réverbérations et de rémanences. Veryan, Mariuca García-lomas et Marja-Leena Sillanpää referment le cycle en déplaçant progressivement le point d’écoute : on n’est plus seulement dans la vague, mais dans la mémoire de la vague. L’ensemble ne sonne jamais comme un exercice de remix décoratif. Chaque rework décale légèrement la focale, comme si l’on observait la même tempête depuis un autre rivage.

Ce qui frappe, à la longue, c’est la cohérence de Elemental Studies. Beaucoup de compilations ambient empilent les atmosphères ; celle-ci les organise comme des couches géologiques. On passe d’un morceau à l’autre comme d’un stratum à l’autre, sans rupture brutale mais avec une nette sensation de profondeur. Là où d’autres projets  écologiques s’enfermeraient dans le discours, TJ Norris et Carpe Sonum choisissent la suggestion. Pas de slogans, mais des formes courtes, taillées pour l’écoute attentive : une climatologie condensée, non pas de la planète telle qu’elle est, mais de la façon dont nous la percevons lorsque notre imaginaire est traversé d’alertes météo, de feux de forêt et de cartes de sécheresse. Plutôt qu’un énième manifeste catastrophiste, Elemental Studies se lit comme un ensemble de méditations inquiètes. Les films de Norris, non narratifs, parfois illogiques, toujours organiques, dialoguent avec ces musiques qui ne décrivent pas la nature, mais sa traduction en nous : vertiges, fissures, montées de chaleur, état de flottement.

On conseillera l’expérience au casque, en marche lente ou derrière une vitre de train : le monde réel se synchronise alors étrangement avec ces textures en noir et blanc. On guette les nuages, on écoute le vent différemment, on perçoit le bourdonnement des infrastructures comme un matériau musical potentiel. Carpe Sonum signe un atlas sensible des éléments à l’ère de l’anthropocène, une œuvre qui rappelle que la musique peut encore être un laboratoire de perception. En publiant cette bande originale en double CD, Carpe Sonum offre un outil d’attention. Un disque pour ralentir, pour ressentir, pour se demander ce que l’air, la terre, le feu et l’eau ont encore à nous dire – et ce qu’ils ne supportent plus. On peut aborder Elemental Studies comme une somme : 25 morceaux, deux heures de musique, douze films en coulisses, des dizaines d’artistes impliqués. Mais on peut aussi le considérer comme un simple geste : poser un stéthoscope sur la planète, et tendre l’oreille.

Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de TJ NORRIS

Installé au Texas après une jeunesse passée en Nouvelle-Angleterre, TJ Norris développe depuis plusieurs décennies une œuvre à la croisée du cinéma expérimental, de la photographie et de l’installation. Il scrute les failles du quotidien, murs, zones industrielles, interstices urbains,  comme autant de capteurs d’histoires invisibles. Régulièrement exposés dans musées et galeries en Amérique du Nord, en Europe et en Asie, ses projets prennent souvent la forme de dispositifs immersifs où l’image dialogue avec le son. Initiateur d’Elemental Studies, Norris ne se contente pas de signer une série de films : il orchestre une véritable plateforme de création collective, invitant des compositeurs du monde entier à réagir à ses visions en noir et blanc. Son travail est également documenté dans la monographie Shooting Blanks (2018).

Phto de l'artiste TJ Norris

Solénothèque

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