JEAN LOUIS MARCHAND

Je ne suis pas tombé

SOOND - Novembre 2024

Chronique

Je marchais sur le droit chemin lorsque tu m’as coupé la route. J’ai perdu l’équilibre, mais je ne suis pas tombé. C’est à cette phrase de la poétesse syrienne Maram Al-Masri que Jean Louis Marchand a choisi d’emprunter le titre de son nouvel album. Plus qu’une citation, une déclaration de vie. Plus qu’une devise, une mise à nu. Je ne suis pas tombé est un récit de vertiges, une partition écrite au bord du précipice, une musique qui tangue mais qui refuse la chute.

Pochette de l'album "Je ne suis pas tombé" de Jean Louis Marchand

Après avoir dialogué avec les fantômes de James Ellroy dans Requiem for Danny (Radio France/Signature, 2019), Marchand revient ici avec un projet infiniment plus personnel. Exit l’adaptation littéraire : place à l’intime, à l’expérience brute, à la fragilité assumée. Cet album, produit sous la forme d’un double vinyle, s’impose déjà comme l’une des pièces maîtresses de son parcours.

Né dans les Vosges en 1979, Jean Louis Marchand est un musicien façonné par la rencontre, le déplacement et l’hybridation. Formé au Conservatoire de Strasbourg auprès d’Armand Angster, il décroche un premier prix de musique improvisée en 2002, puis de clarinette basse et musique de chambre en 2004. Dans ses bagages : une curiosité insatiable et une volonté de faire dialoguer les mondes. Il rejoint L’Hijâz’Car au début des années 2000, et s’immerge dans les échanges entre cultures méditerranéennes et écritures occidentales. De là naît l’Assoce Pikante, puis le Grand Ensemble de la Méditerranée et l’Electrik GEM : autant de creusets où les frontières entre Orient et Occident, écrit et improvisé, se dissolvent. Déjà, la musique de Marchand se tient dans l’entre-deux : entre héritages et invention, entre mémoire et réinvention. Installé à Bruxelles depuis 2011, il multiplie les collaborations avec la danse, le théâtre, les arts de la rue, et se spécialise dans la composition ‘en contrepoint d’une dramaturgie’. C’est dans ce contexte qu’il compose une bande-son pour Le Grand Nulle Part de James Ellroy. Cette rencontre avec l’univers torturé de l’écrivain américain donne naissance à Requiem for Danny, disque sombre, haletant, adoubé par Ellroy lui-même.

Les filiations de Jean Louis Marchand sont multiples et parfois surprenantes : du jazz improvisé européen aux influences orientales, des collaborations avec Thierry De Mey ou BabX à des enregistrements avec Fred Frith, de la Maison de la Radio à Paris aux scènes de rue de Bruxelles, de la danse contemporaine (avec Anne Teresa de Keersmaeker/P.A.R.T.S.) aux créations radiophoniques. On croise dans son parcours Houria Aïchi, Michèle Noiret, Eve Risser, Benoît Haller ou encore David Enhco. Son travail  s’apparente à une constellation : chaque collaboration, chaque projet devient une étoile qui éclaire sa trajectoire. Mais Je ne suis pas tombé diffère de ses précédents opus : ce n’est plus un dialogue avec une œuvre littéraire ou une commande institutionnelle, mais un récit intime, nourri de fractures personnelles.

À l’automne 2021, en pleine rupture de vie, Marchand embarque ses clarinettes, son Rhodes et ses micros dans une voiture. Direction : les Vosges, le Morvan, le Beaujolais. Son studio mobile devient caravane, laboratoire, refuge. ‘Je cherchais des choses à faire pour quitter Bruxelles, mettre tous mes instruments dans une voiture et partir sur la route’, confie-t-il. Ce voyage solitaire se peuple de rencontres choisies ou provoquées : le violon de Ruben Tenenbaum, la voix de Jeanne Barbieri, le saxophone de Mathieu Guerret, l’accordéon de Christian Maes, et la clarinette de Jacques Di Donato, légende vivante, plus de 80 ans, compagnon de générations entières d’improvisateurs. Ensemble, ils improvisent, enregistrent, inventent une bande-son de l’instant.

Le disque rassemble vingt pièces, comme autant de fragments arrachés au temps. Certaines se font incantations mélancoliques (La nuit était déjà tombée, Gorge serrée), d’autres ouvrent des brèches lumineuses (Doux rêves, Les solitudes). Les titres parlent d’eux-mêmes : Les péripéties de la réalité, Tout paraît gris, Au pays sans merveille. Mais aussi Là-bas, neuf minutes d’extase suspendue entre le violon de Tenenbaum et le Rhodes de Marchand, véritable danse nuptiale. Ou encore Suzanne, reprise incantatoire éclatée en deux volets, où la voix de Jeanne Barbieri fait vibrer les ombres d’une chanson connue en fantôme bienveillant. Chaque morceau s’écoute comme une halte sur la route : on y croise la fanfare de Dans la nuit, on y perçoit le silence d’un paysage d’hiver, on y entend la respiration du deuil et les prémices d’une renaissance.

Musicalement, Je ne suis pas tombé explore le point de bascule. Les clarinettes se déchirent et se caressent tour à tour, le Rhodes pulse comme une source de chaleur instable, les field recordings inscrivent l’espace réel dans la trame sonore. La musique passe du liquide au gazeux, du murmure à la tempête, sans jamais perdre le fil. On pense à Hildur Guðnadóttir dans l’ampleur des nappes (Là-bas), à Jozef Dumoulin dans les fulgurances du clavier (Les solitudes). Mais Marchand n’imite pas : il transforme ses blessures en matière sonore, ses vertiges en architectures fragiles. Comme l’écrit Yves Tassin, c’est une musique inclassable, poétique, contemplative et qui se savoure dans le silence profond.

Le double vinyle lui-même prolonge cette expérience. Massif, tactile, il s’ouvre comme un livre de confidences. La photographie de Grégory Dargent en couverture, forêt trouble aux teintes violacées, est une métaphore parfaite : on s’y enfonce sans repère, mais chaque pas devient révélation.

Je ne suis pas tombé est un disque d’ombres et de clartés, de chaos harmonique et de réconciliations fugitives. Il raconte une fragilité en mutation, un tumulte transfiguré en poésie sonore. C’est une musique de seuil, qui nous apprend que la beauté réside parfois dans le vacillement. Dans un monde où l’on nous presse de tenir debout à tout prix, Jean Louis Marchand ose nous dire qu’il est possible de trébucher sans tomber, de chanceler sans céder, de transformer l’instabilité en force. Un disque rare, à écouter comme on traverse un bois en hiver : avec prudence, avec émerveillement, avec l’oreille tendue vers les bruits du dedans.

Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de JEAN LOUIS MARCHAND

Né dans les Vosges en 1979, clarinettiste et claviériste formé à Strasbourg, Jean Louis Marchand explore depuis plus de vingt ans les frontières entre musiques improvisées, contemporaines et arts scéniques. Cofondateur du Grand Ensemble de la Méditerranée et de l’Electrik GEM, il a collaboré avec James Ellroy (Requiem for Danny), Fred Frith, BabX, Thierry De Mey ou Eve Risser. Installé à Bruxelles, il compose pour la danse, le théâtre et le cinéma, et poursuit ses projets personnels, dont l’album Je ne suis pas tombé (Soond, 2024), enregistré en itinérance avec plusieurs complices.

Photo de l'artiste Jean Louis Marchand

Solénothèque

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