On ouvre le disque comme on entrouvre un paysage : un champ mauve au crépuscule, des herbes en houles lentes, une silhouette qui écoute les collines respirer. L’image dit déjà la musique : des lignes qui se répètent sans s’user, des couleurs qui se déplacent à force d’être immobiles. Mah Under the Repetitive Skies n’empile pas des styles, il polit une sensation : la chambre acoustique et la brousse intérieure ne font plus qu’un seul lieu.

Depuis 2019, La Litanie des Cimes a inventé sa ‘musique des sous-bois’ — violon (Clément Janinet), clarinettes (Élodie Pasquier), violoncelle (Bruno Ducret) — un trio de timbres qui préfère les grands mouvements aux grands gestes, les ostinatos aux effets. Ici, une quatrième présence ouvre les feuillages : la voix envoûtante de la griotte malienne Mah Damba. Non pas un featuring cosmétique, mais une translation du centre de gravité. À la chaleur du chant mandingue répond la précision chambriste ; à la répétition hypnotique, la mémoire épique des Djelis. On entend une musique qui ne fusionne pas : elle fait conversation.
Clément Janinet, voyageur de cimes (O.U.R.S, Space Galvachers…), signe un titre qui porte sa petite mythologie : après Ornette Under the Repetitive Skies (clin d’œil à Ornette Coleman et à ses Skies of America), voici Mah Under…. Le ciel répétitif n’est pas un plafond, mais une boussole : les motifs se relancent, se déplacent d’un instrument à l’autre, s’infusent dans le grain de la voix. La répétition n’endort pas, elle aiguise — façon Reich ou Riley, mais taillée dans un bois rugueux, traversé de sève baroque, de musiques d’Afrique et du continent intérieur.
Piste après piste, la topographie s’éclaire. Jamako installe le plancher : pizzicati et frottés tressent une échelle de corde, la clarinette trace l’horizon, Mah Damba allume la première braise. Jelibaba ralentit l’air au point de le voir onduler ; le violoncelle y semble un tambour sans peau, la voix une fumée claire. Jarabi, chant d’amour du répertoire mandingue, devient ici un véritable axe de rotation : le trio tourne autour d’elle comme des martinets autour d’un clocher, multipliant les courbes sans lâcher le centre. Plus loin, Koumbemadia et Yaya s’écrivent au présent : la diction de la griotte, droite et lumineuse, redessine les formes — on croit parfois l’entendre tirer l’orchestre par la seule voyelle d’un mot. Maningakp fait claquer les cordes : Janinet y glisse un ngoni comme on insère une pierre d’angle, et l’ensemble bascule dans une transe de marche. Le morceau-titre referme le cercle : une berceuse debout, où l’ostinato devient respiration collective.
Ce qui frappe, c’est l’équilibre des libertés. La Litanie écrit serré mais joue large ; Mah Damba chante droit mais convoque l’invisible. La clarinette d’Élodie Pasquier est un vent qui sait tenir la note jusqu’au point d’embrasement ; le violoncelle de Bruno Ducret creuse le sol, fraye des pulsations souterraines ; le violon de Janinet, parfois archet, parfois corde pincée, relie les strates. On pense à une musique à claire-voie : chaque partie laisse passer l’autre. Tout y respire. Au fil des 37 minutes (sept pièces, pas une de trop), la sobriété n’est jamais une économie : elle tient de la liturgie, cette manière de rendre précieux ce qui pourrait sembler simple. Les répétitions promettent moins un retour qu’une métamorphose : la même figure devient autre, l’ostinato se déplace d’un timbre à l’autre, la mémoire change de point d’appui. L’album réussit alors un geste rare : étirer le temps sans le délayer. On en sort avec l’impression d’avoir marché longtemps… sans avoir quitté sa chaise. Qu’on se rassure, l’exercice n’a rien d’archéologique. L’héritage mandingue n’est ni décor ni prétexte ; il re-cadre le trio. Les louanges et la poésie de Mah Damba — grande voix de la diaspora, héritière de Djelibaba Sissoko et de Fanta Damba — ouvrent des portes d’écoute : soudain, un intervalle occidental se charge d’ancêtres, une cellule répétitive s’entend comme une marche, un micro-silence devient un salut. Les cimes chantent, mais n’arrachent rien : elles accueillent. On comprend alors pourquoi cette formation, lauréate Jazz Migration 2020, aimante les scènes (plus de 70 concerts) : c’est une musique de présence. Elle ne cherche pas l’adhésion ; elle installe l’évidence. Et l’évidence, ici, tient à une idée simple et neuve : faire de la tradition un futur immédiat. Les forêts européennes et les contrées mandingues se rejoignent dans un même grain acoustique, sans anecdotique, sans exotisme. Juste une écoute élargie.
À l’heure des playlistes centrifuges, Mah Under the Repetitive Skies offre une autre manière d’avancer : par l’intérieur. On y entre au casque comme on entre dans une clairière ; on en ressort avec des images nettes — des herbes qui chuchotent, des voix qui veillent, des cordes qui prennent la lumière. Et l’on se surprend, plus tard, à marcher au rythme d’un motif, à fredonner une syllabe, à chercher un ciel qui se répète pour mieux nous changer.
En programmation dans Solénoïde – Mission 239, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
rio d’anches et de cordes fondé en 2019 par le violoniste-compositeur Clément Janinet avec Élodie Pasquier (clarinettes) et Bruno Ducret (violoncelle), La Litanie des Cimes travaille la matière sonore comme un atelier de timbres : boucles souples, lignes claires, improvisations qui taillent des sentiers neufs. Lauréats Jazz Migration 2020, ces trois “cartographes” mêlent précision chambriste, minimalisme hérité et sève populaire pour une musique à la fois épurée et vibrante. Après plus de soixante-dix concerts, le groupe ouvre son horizon : collaboration avec Mah Damba en 2025, puis avec la pianiste estonienne Kirke Karja en 2026.
