Il y a des disques qui ressemblent à des paysages après la pluie. On y entre sans fracas, en posant doucement le pied, et très vite, l’air s’épaissit, les couleurs s’atténuent, les sons se réfractent dans un miroitement fragile. Godot, premier album solo de Léo H. Godot, fait partie de ces terres humides où chaque note devient un reflet, chaque silence un souffle de vent qui passe entre les arbres.
Musicien familier des marges (avec Récréation, Sinaïve ou d’autres compagnonnages qui refusent la ligne droite), Léo H. Godot s’avance cette fois seul, les poches pleines de fragments glanés ‘depuis bien trop d’années‘. Des bribes sonores, des voix effacées, des accords abandonnés, des souvenirs qui n’ont jamais cessé de bruire dans un coin de mémoire. Il les a rassemblés, réordonnés, offerts à l’écoute, comme on sortirait d’une boîte des lettres froissées dont l’encre n’a pas pâli.
Le disque s’ouvre sur péristaltisme., et déjà l’auditeur comprend : ici, le corps lui-même est instrument. Les sons se contractent, se dilatent, cherchent leur souffle comme un organisme qui tente de s’inventer un rythme vital. Suit FRGMNT I, flottement d’ambient épuré, lisière sonore où tout vacille. Chaque titre semble surgir d’un autre temps, ni tout à fait passé ni vraiment présent, comme un mirage sonore que l’on croise entre deux sommeils. Puis surgit une épiphanie : teenage kicks.. On connaît l’original des Undertones, hymne adolescent fougueux et lumineux. Ici, Godot en tire un squelette fragile, une reprise lo-fi qui semble trembler de ses propres résonances. La chanson, mise à nu, devient un poème murmuré, une confidence faite à la nuit. Plus tard, correspondance. élève ses notes de piano, lentes et claires comme des gouttes tombées sur une vitre ; c’est une écriture en suspens, une lettre que l’on ne finit jamais. Les FRGMNTS disséminés au long du disque sont des balises éparses : petits cailloux blancs laissés sur le chemin d’une mémoire éclatée. FRGMNT III, aérien, céleste, donne l’impression d’un ciel constellé qu’on regarderait étendu dans l’herbe humide. FRGMNT IV, quant à lui, ramène à une folk lo-fi dépouillée, presque Ramonesque, mais vidée de ses énergies saturées, comme si on n’en gardait que la silhouette. Et puis il y a DNL JHNSTN : moins un morceau qu’une invocation, alliance de voix et de dépouillement, surgie comme un rituel pour conjurer l’absence. On y perçoit l’écho d’anciens chants collectifs, mais ramenés à l’échelle d’un souffle intime. Enfin, étude. referme l’album dans un piano solitaire, qui s’égrène en notes espacées. Rien n’est résolu, rien n’est conclu : on reste suspendu, comme en attente d’une réponse qui ne viendra pas.
Tout au long de ces 31 minutes, Godot se révèle comme une méditation sur l’ombre, sur ce qui disparaît et pourtant persiste. Dédié explicitement ‘aux ombres‘, l’album s’apparente à un carnet de deuil autant qu’à une célébration de la survivance. On y croise, en filigrane, la guitare hantée de Jeff Buckley, les bidouillages électroniques d’Aphex Twin, les échos adolescents de Feargal Sharkey – mais filtrés, effacés, dissous dans une matière sonore fragile qui n’appartient qu’à Godot. En si peu de temps, le musicien strasbourgeois réussit l’épreuve paradoxale de fabriquer un disque à la fois insaisissable et intensément présent. On croit parfois que les morceaux nous échappent, qu’ils vont s’évaporer – et c’est justement cette fragilité qui fascine. Godot ne compose pas tant des chansons qu’il ne sculpte des instants. Des instants qui, mis bout à bout, forment une œuvre d’une cohérence troublante. Il faut dire un mot du travail artisanal : enregistré et fabriqué par Godot lui-même, masterisé par Oxtos, et publié par Herzfeld, label qui sait accueillir ces formes singulières, trop fragiles pour les autoroutes du marché. Un chœur de voix (Eli Bertrand, Noémie Cazeaux, Laetitia De Quieros Suares, Emilie Frémondière, Cécil Mourier, Mécistée Rhéa, Renaud Walter) traverse le disque comme une communauté invisible, offrant aux ombres un souffle collectif.
Écouter Godot, c’est se tenir au bord d’une fenêtre entrouverte : les sons qui entrent ne sont pas ceux que l’on attendait, mais on finit par y percevoir une cohérence secrète. C’est un disque qui ne cherche pas à séduire, mais à murmurer. Qui n’impose rien, mais propose une traversée. Une œuvre humble et pourtant majeure, qui transforme le fragment en totalité et l’ombre en matière vive. Et lorsque la dernière note de piano s’éteint, on ne peut s’empêcher de recommencer le voyage. Car si quelque chose nous échappe, c’est bien que l’essentiel se joue là, dans ce mystère qui persiste à chaque nouvelle écoute. Godot n’est pas seulement un album : c’est une chambre de résonance pour nos propres fantômes.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Musicien strasbourgeois aux multiples visages, Léo H. Godot navigue entre groupes aventureux (Récréation, Sinaïve…) et échappées solitaires. Chez lui, la chanson devient fragment, le son se fait trace, mémoire ou réminiscence. Son premier album solo, Godot (Herzfeld), révèle un artisan de l’ombre qui assemble guitare fragile, piano contemplatif, voix désarmées et textures électroniques comme on collerait les morceaux d’un rêve brisé. Toujours à la lisière, Godot écrit une musique qui ne cherche pas à plaire mais à hanter, à murmurer, à durer.