On ouvre Syndesis comme on entrouvre un carnet retrouvé au fond d’une valise familiale : il n’y a pas d’images, mais des bruissements, des cloches, du vent et de l’eau, des voix lointaines… et, surtout, la sensation d’un fil qui relie. Le titre le dit — du grec ‘σύνδεσις’, lien, attache — et tout l’album se tient là : à la jonction du lieu et de la mémoire, du paysage et de l’intime.

De retour sur sa terre ancestrale, Madeleine Cocolas a collecté des sons comme d’autres recueillent des fragments de poterie : le souffle sur l’Acropole, les cloches d’Agios Georgios à Nauplie, le clapotis contre la forteresse de Bourtzi, les cigales allant et venant comme un voile thermique. Ces prises ‘ordinaires’, retournées au studio, deviennent la trame d’une musique qui n’illustre pas la Grèce : elle la réinvente en soi.
La compositrice australienne (aujourd’hui basée à Tokyo, doctorante au Conservatoire du Queensland où elle explore précisément le rapport musique/lieu/souvenir) ne fige jamais ses paysages. Elle les laisse respirer. Dans Syndesis, chaque élément est posé avec une retenue presque calligraphique : nappes de synthétiseurs qui montent comme des marées, motifs de piano à l’économie (un ostinato qui ouvre une fenêtre, une résonance qui tient lieu de phrase), drones feutrés qui élargissent la pièce sans jamais l’encombrer, bribes de voix comme des polaroïds auditifs. C’est une écriture cinématographique mais sans caméra : l’image se forme à l’intérieur de l’écoute.
Le disque est court (39’19) et parfaitement arqué : Where We Began et Where We Go se répondent comme deux seuils. Le premier est une mise au point oculaire : au loin, une ville laiteuse, au proche, une respiration. On entend déjà ce qui fera la force de l’album : le mélange d’ampleur et d’intimité, cette manière de laisser la rumeur d’un lieu accomplir, à la place du discours, le travail de la narration. Parthenon n’est pas un sujet, c’est une lumière : synthés translucides, piano parcimonieux, les pierres s’échauffent à vue d’oreille. Dans The Lion Gate, une basse sourde, quasi tectonique, porte les hautes fréquences comme un piédestal ; le rugissement qu’on croit percevoir n’est pas un effet : c’est la mémoire qui vibre — on se tient devant Mycènes et l’on entend, entremêlés, le passé, notre souffle et la musique qui naît de leur convergence.
Le centre du disque, Bells of Athena puis Theory of Divination, offre le plus beau diptyque de Cocolas à ce jour. Dans le premier, les cloches ne sont pas des échantillons décoratifs : elles sont l’ossature rythmique d’une pièce qui avance par dilatations successives, comme si l’air lui-même pulsait. Dans le second, l’idée de la ‘divination’ est abordée sans folklore : le futur n’est pas prédit, il est pressenti dans les harmoniques, ces battements intermédiaires où l’auditeur projette ses propres présages. Puis vient Where We Go, conclusion claire et douce : un au revoir qui sonne comme un départ, la promesse que le lien — syndesis — tiendra après la dernière note.
On a beaucoup parlé d’ambient et de post-classique à propos de Cocolas ; les deux étiquettes conviennent, sans épuiser l’affaire. La réussite du disque tient à une autre chose : une science du dosage. Chaque son paraît à sa place, non par perfectionnisme millimétré mais parce que la musique écoute son matériau. On se surprend alors à voir : les lointains bleutés, la poussière qui se lève sur une pierre, l’ombre d’un pin dans l’après-midi. C’est de l’ambient, oui, mais habité ; du drone, certes, mais poreux ; une musique de poche qui embrasse un pays. On pourrait lire l’album comme un essai discret sur l’exil et la transmission. Comment revenir ? Comment tenir ensemble les couches de temps, les strates d’urbanité et de mythes, les gestes quotidiens et les images de cartes postales ? Syndesis répond par la pratique : en tissant. En reliant des sons pauvres à des harmonies riches, en superposant des espaces (extérieur/intérieur, mer/mur, agora/studio), Cocolas élabore un atlas affectif : pas une carte fidèle, mais une boussole sensible où chacun peut tracer ses propres lignes. C’est d’ailleurs ce qui rend l’écoute profondément immersive : on ne nous montre pas la Grèce, on nous donne de quoi y revenir — où que l’on soit. Il n’est pas surprenant que le disque ait été salué du côté des musiques de terrain : la captation n’y est pas témoin, elle est actrice. Room40 (maison de longue date de la compositrice) publie ici l’un de ses travaux les plus aboutis : une œuvre claire sans simplisme, raffinée sans maniérisme. On sort de Syndesis apaisé mais aiguillonné, le cœur au calme et l’oreille en alerte, avec cette impression rare d’avoir été mieux informé par nos sens que par nos souvenirs. Casque, volume modéré, une pièce à la lumière douce. Laissez le monde entrer : la rumeur de votre rue fera, elle aussi, partie de la composition. Syndesis n’est pas un disque qui s’impose ; c’est un disque qui s’accorde.
En programmation dans Solénoïde – Mission 240, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Cartographe sonore des lieux et des souvenirs, Madeleine Cocolas est une compositrice, productrice et chercheuse australienne basée à Tokyo. Doctorante au Queensland Conservatorium (Griffith University), elle explore le lien musique-lieu-mémoire en hybridant électronique, piano et enregistrements de terrain. Prolifique, elle publie chez Room40, Someone Good, Bigo & Twigetti, Superpang, Self Center, 1631 Recordings et Futuresequence, et signe aussi de nombreuses musiques pour l’image. Son travail, salué par Pitchfork, The Wire, Electronic Sound, Bandcamp (Album of the Day, Best Experimental) et NPR (Album du mois), a résonné à l’Art Gallery of NSW, GOMA, Phoenix Central Park, IMA, The Powerhouse, CPR (NYC) et Columbia City Theatre, ainsi qu’aux festivals SXSW (avec son duo Magic City Counterpoint), Volume, OHM, Debacle et Audible Edge.
