MARTINA TESTEN & SIMON ŠERC

Nokturno

Pharmafabrik - Octobre 2025

Chronique

Pendant dix ans, Martina Testen et Simon Šerc ont appris à laisser la place. À poser un micro, à s’effacer, et à attendre que la forêt se rende audible. Leur nouvel album, Nokturno, n’est pas un disque de nature de plus : c’est un portrait de la conscience nocturne. Non pas la nôtre – trop pressée, trop lumineuse – mais celle des êtres qui vivent lorsque nos fenêtres se noircissent. 

Pochette de l'album "Nokturno" par les artistes Martina Testen et Simon Serc

Grenouilles, coléoptères, hiboux, cerfs, loups… chacun entre en scène selon une chorégraphie dont nous ne maîtrisons ni le langage ni la syntaxe, mais dont nous percevons soudain la logique. La discussion philosophique est connue : l’animal sent-il seulement, ou pense-t-il ? Nokturno ne tranche pas ; il déplace la question. En rendant perceptible l’enchaînement des signaux – repérage, alerte, parade, repos – l’album fait entendre des décisions. Ce qui arrive à 2 h 17 n’est pas ce qui arrive à 2 h 18. La nuit n’est pas un fond sonore ; c’est un système nerveux étendu. Écouter devient un acte d’éthologie poétique : nous ne comprenons pas tout, mais nous suivons les raisons d’un monde qui se régule sans nous.

Le disque se déploie en huit chapitres qui décrivent la rotation complète du noir vers le clair, du dernier reflet au premier rayon : Sunset (05:13), Twilight (08:47), Dusk (04:14), Nightfall (15:31), Midnight (08:24), After Midnight (07:43), Predawn (04:32) et Dawn (06:13). On pourrait croire à un simple dégradé de lumière ; c’est un basculement de règles d’écoute. Nightfall, pivot de plus de quinze minutes, matérialise le seuil : l’instant où la vision a cessé de gouverner et où l’oreille prend le commandement. La profondeur de champ se recompose – proches, luisants et secs, les frottements des insectes ; plus loin, comme des piliers d’air, les appels d’oiseaux ; et derrière tout, l’espace lui-même, un souffle élastique qui mesure la distance entre les troncs. L’album ne montre rien, il installe des perspectives. Au milieu de la trajectoire, Midnight ne grimpe pas en intensité : il respire. Les registres se raréfient et chaque événement devient signifiant, comme si la forêt écrivit en braille. Puis After Midnight relâche les muscles ; on croit au silence, mais c’est un silence habité où les détails gagnent du volume. Predawn condense les indices d’un réveil qu’on devine avant de le constater, et Dawn s’ouvre sans grandiloquence : pas d’apothéose, mais une polyphonie ordonnée, exactement le contraire d’un cliché de symphonie d’oiseaux. Le jour reprend la main, pas la parole.

Biodukt, projet diurne du duo, avait déjà rappelé combien l’environnement peut être musique lorsqu’on lui rend ses dynamiques. Acclamé jusqu’aux colonnes de la BBC et du Guardian, il filmait la forêt à la lumière blanche. Nokturno est son négatif intelligent : ce que nous croyions vide devient méthode, ce que nous croyions immobile devient stratégie. L’obscurité n’est pas manque, mais changement d’organe ; elle requiert une autre hygiène de l’attention. On n’y prend pas un son : on rejoint une procédure en cours. On pressent ici la réponse à la vieille querelle des émotions animales. Les stridulations ne sont pas de simples réflexes, les brames ne sont pas de simples hormones : ils s’articulent, se contredisent, se répondent. L’album déroule un fil argumentatif fait de fréquences et de distances. Il n’y a pas de commentaire – à peine un montage discret – et pourtant on lit une pensée en actes.

La couverture – une futaie dense, troncs parallèles et diagonales de branches – n’est pas une carte postale. Elle ressemble à une écriture. On y devine une sorte d’ADN vertical, un motif d’archétype : lignes rigides, mais vivantes ; rigueur d’orgue, mais sève encore humide. L’image n’a pas été choisie parce qu’elle représenterait un spot de prise de son ; elle fonctionne comme une clé : nous regardons la structure qui, la nuit, devient langage. Ce disque exige peu et change beaucoup. Un casque ouvert, un volume modéré, une pièce où rien ne clignote : c’est suffisant pour percevoir l’écologie relationnelle qui se trame lorsque nous ne la surveillons pas. On comprend alors que l’écoute peut être une forme de soin : non pas « protéger » en surplomb, mais se tenir à hauteur d’oreille, admettre ce qui se passe et en recevoir la charge. Nokturno documente la fragilité des habitats, certes ; il documente tout autant notre capacité – oubliée – à habiter le temps.

Le disque est dédié à Lemma, chatte disparue pendant la finalisation du projet, baptisée en hommage à Stanisław Lem. On pourrait s’en tenir à l’anecdote. Mais ce clin d’œil dit l’essentiel : la curiosité méthodique de la science-fiction, la tendresse du quotidien et la lucidité sur ce qui nous relie aux autres formes de vie. On n’aurait pas mieux résumé l’éthique de ce travail.

Au fond, Nokturno et Biodukt racontent la même chose sous deux gravités : le vivant compose. Le jour nous le montre, la nuit nous l’enseigne. Le premier ouvrait les volets ; le second éduque l’oreille interne, celle qui capte les négociations invisibles – les « conseils municipaux » d’insectes, les débats de cervidés, les votes furtifs des rapaces. Écouter cette musique, c’est accepter que l’intelligence circule ailleurs que dans le front humain. Soixante minutes plus tard, lorsque Dawn referme le cycle, on ne repart pas avec des paysage. On repart avec une compétence nouvelle : un léger déplacement de l’attention, une politesse pour les seuils, et l’idée tenace que la nuit pense – sans nostalgie, sans métaphysique tapageuse, avec précision. Nokturno n’ajoute pas une bande-son au monde ; il nous rend au monde tel qu’il sonne quand personne ne parle à sa place.

Prochainement en  programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de Martina Testen et Simon Šerc

Deux visages d’une même curiosité : lui, architecte du son et de l’image ; elle, chercheuse des effets que l’audible imprime sur nos corps et nos décisions. 

Simon Šerc : Actif depuis 1993, le Slovène fonde PureH, pionnier de l’ambient-core, et le label PharmaFabrik. Ingénieur du son, artiste vidéo et producteur (Cadlag, Biodukt), il conjugue ambient, noise et post-industriel en textures stratifiées, souvent performées avec l’énergie organique du batteur Vili Žigon. Ses installations audiovisuelles sondent technologie, dystopie, nature et perception, et repoussent les marges de l’électroacoustique slovène à coups d’enregistrements de terrain et de dispositifs multimédias.

Martina Testen : Formée en finance et marketing, pianiste de jeunesse et marcheuse invétérée, elle signe un mémoire devenu boussole : ‘Analyse de l’influence de l’environnement sonore sur le comportement du consommateur‘. Elle y relie physiologie, psychologie, cognition et archétypes (de la Motte-Haber, Pinkola-Estés), et démontre expérimentalement — en remplaçant la radio d’un supermarché par vents, eaux et oiseaux — combien le son dilate notre perception du temps et modifie nos usages.

Testen et Šerc travaillent à ciel ouvert, plaçant micros et dispositifs autonomes dans forêts, champs et zones humides, des pentes subalpines à l’Adriatique. De dizaines d’heures collectées, ils composent des récits sensibles : Biodukt (le jour, salué par The Guardian et la BBC) et Nokturno (la nuit), où l’écoute devient soin et plaidoyer discret pour des milieux slovènes d’une biodiversité remarquable mais fragilisée. Ensemble, ils transforment le réel en écologie de l’attention.

Photo des artistes slovènes Simon Šerc et Martina Testen en train d'enregistrer la forêt.

Solénothèque

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