MEREDITH MONK

Cellular Songs

ECM New Series - Octobre 2025

Chronique

Chapeau. On croyait connaître la cartographie vocale de Meredith Monk ; Cellular Songs en recompose l’échelle. Deuxième volet d’une trilogie entamée avec On Behalf of Nature, l’album plonge à l’endroit où le vivant commence : la cellule. Quinze pièces comme autant d’organites, reliées par des membranes de souffle, d’écoute et de gestes. Tout ici est voix – un chœur exclusivement féminin, parfois traversé d’un piano ou d’un vibraphone, quelques percussions corporelles – mais la voix ne chante pas : elle pense, prolifère, se divise, s’assemble. À l’ère du vacarme, Monk propose un manuel d’interdépendance et de bienveillance – son antidote aux valeurs toxiques du moment.

Pochette de l'album "Cellular Songs" par l'artiste Meredith Monk

Enregistré à la Power Station de New York en 2022 et 2024, Cellular Songs ne cherche pas l’ampleur orchestrale ; il agrandit l’infime. Monk parle d’une musique qui tourne comme une sculpture dans l’espace : on entend effectivement les pièces pivoter, offrant successivement matière, surface, cavité. Les Cell Trios agissent comme un code génétique minimal : syllabes, respirations, frottements, qui s’ordonnent en motifs répétés — jamais identiques, toujours en mutation. On ne se trouve pas devant une partition mais devant une réaction : la composition comme chimie lente, la contemplation comme catalyseur. Dès Click Song #3 – Prologue, langues qui claquent et souffles percussifs dessinent une grotte intérieure. Gouttes, stalagmites, échos : l’oreille voit la géologie de l’air. Le cercle vocal – Meredith Monk entourée d’Ellen Fisher, Katie Geissinger, Joanna Lynn-Jacobs et Allison Sniffin – élargit puis resserre la focale ; chaque entrée ressemble à la division d’une cellule-mère qui confie son ADN rythmique à la suivante.

Monk a souvent rendu à la voix sa matérialité – grain, friction, rire, soupir. Ici elle lui ajoute une éthique : chanter comme on cohabite. Les lignes se soutiennent plus qu’elles ne s’opposent ; la dissonance n’est pas un conflit, c’est un taux d’altérité. On comprend ce que le New York Times pointait : une synthèse d’éléments divergents qui déclenche un sentiment d’espoir très concret. La musique ne décrit pas la coopération ; elle la met en œuvre. John Hollenbeck intervient comme un oligo-élément : vibraphone qui scintille dans ‘Melt‘ (on y perçoit la glace qui cède, couche après couche), complément du piano dans ‘Dive‘ (plongée lente où les harmoniques changent de pression) ou ponctuation souterraine dans ‘Dyads, véritable grammaire de syllabes appariées. Rien ne cherche l’illustration ; tout produit des images auditives d’une précision presque tactile.

Allison Sniffin, au piano, plante une frontière poreuse entre veille et rêve dans ‘Lullaby for Lise‘. Berceuse sans sucre, où les notes semblent tenir une lanterne au-dessus d’un berceau qu’on devine futur : le temps comme organisme en gestation. Generation Dance ouvre ensuite les yeux de cet être possible – rythme ambulatoire, sourire qui apprend à marcher. ‘Breathstream condense la mémoire dans un souffle unique : Monk solo y sculpte un courant d’air qui transporte des traumatismes hérités vers leur utilité – celle de la guérison. ‘Branching prend le relais et montre comment une lignée peut se ramifier sans trahir ses racines : chaque voix est une branche qui photosynthétise la même lumière.

On aime la façon dont ‘Passing‘ laisse circuler les signaux entre voix – échange de messages dont on ignore le lexique mais dont on ressent l’urgence aimable. ‘Nyems rappelle que toute communication est métaphore provisoire ; l’important n’est pas de comprendre mais de continuer. Et puis survient ‘Happy Woman‘, îlot de langage compréhensible au milieu d’un océan pré-verbal. ‘Je suis une femme heureuse, affamée, pensante’…  Le motif textuel agit comme une suture : il rassemble les multiples rôles endossés (par choix ou par contrainte) et expose, sans lourdeur, un féminisme de gestes et de pratiques. La clarté du sens n’annule pas le mystère ; elle le relaie.

Cellular Songs n’est pas un manifeste écologique de plus ; c’est une écologie de la forme. En ramenant l’écoute au niveau cellulaire – réplication, variation, entropie, réparation – Monk rappelle que la musique peut servir de modèle d’organisation sociale. À l’échelle des cellules, pas de héros ; seulement des coopérations. La pièce devient alors un milieu, pas un message : l’auditeur y circule comme un fluide, traverse membranes et gradients, se laisse reconfigurer par des forces lentes. Dans ces quinze titres, le temps ne passe pas : il s’épaissit. Les répétitions multipliées n’installent pas la routine ; elles ouvrent des micro-différences où l’on sent presque la musique se réécrire. L’oreille sort avec une autre horloge interne, plus proche des cycles biologiques que des secondes numériques. À la fin, quand la vibration prend tout son relief, on entend les animaux, les rivières, les nuages – mais surtout les intervalles de silence qui rendent leur battement possible. Si le cœur mesure le vivant, c’est le silence qui l’accorde.

Œuvre atypique, atemporelle, profondément humaine, Cellular Songs confirme Meredith Monk en chorégraphe d’écosystèmes sonores. On y trouve la rigueur d’un laboratoire et la tendresse d’un cercle de proches ; l’audace d’une avant-garde et la simplicité d’une berceuse. En 2025, alors que l’on confond si souvent intensité et volume, Monk nous rappelle que la véritable radicalité consiste à écouter de près – là où la vie, patiemment, recommence.

En programmation dans Solénoïde – Mission 240, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de MEREDITH MONK

Meredith Monk (New York, 1942) est l’architecte d’un art total où la voix, la danse et le théâtre respirent ensemble. Soprano aux techniques étendues (chuchotements, cris, diphonie…), elle invente une grammaire vocale qui refuse l’étiquette ‘minimaliste’ : la répétition, chez elle, n’est pas structure mais tremplin. Formée à Sarah Lawrence, passée par le Judson Dance Theater, The Kitchen et son collectif The House, elle signe des films cultes (Ellis Island, Book of Days), l’opéra Atlas (1991) et des pièces orchestrales (Possible Sky, Stringsongs). Compagne de route d’ECM New Series, lauréate d’un MacArthur (1995), de la National Medal of Arts remise par Barack Obama (2015) et ‘Composer of the Year‘ (2012), Monk préfère sculpter le son que l’archiver : transmission orale, mélange naturel des voix, dramaturgie du geste. Avec Cellular Songs, elle poursuit un théâtre du vivant — précis, audacieux, profondément humain.

Photo de l'artiste américaine Meredith Monk

Solénothèque

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *