On entre dans ce disque comme on pousserait une lourde porte coupe-feu. Au bout du couloir, une flèche noire indique ‘ACCÈS SCÈNE – PANNONICA‘. Rouge partout, sur les murs, sur les visages, sur les mains. C’est la couleur choisie pour le livret de A Night at Pannonica, nouvel album live de Mukta : un bain de lumière chaude qui nous ramène, en une image, à trois soirs de décembre 2024 où le club nantais a affiché complet pour fêter les 25 ans d’Indian Sitar & World Jazz.

Douze ans que Mukta n’avait plus fait trembler de scène. Douze ans que ce groupe, pionnier de l’Asian Vibe en Europe, avait remisé ses valises après avoir sillonné l’Inde, l’Afrique du Sud, le Canada, les Eurockéennes, Montreux ou le North Sea Festival South Africa. On aurait pu croire l’histoire bouclée. Mais ‘Mukta’ signifie ‘perle‘ en sanskrit : par définition, une perle continue de se former tant que la coquille respire. A Night at Pannonica vient rappeler que la coquille, elle, n’a jamais cessé de vibrer.
Fondé au milieu des années 1990 par le contrebassiste et compositeur Simon Mary, Mukta a très tôt revendiqué une fusion singulière : faire dialoguer la science du raga indien, le groove du jazz et les pulsations des musiques du monde. Là où d’autres se contentaient d’orner un thème binaire de sitar exotique, le groupe a pris la question à l’envers : comment laisser les gammes, les cycles rythmiques et l’esprit du raga réorganiser de l’intérieur l’écriture jazz ? Les premiers albums – Indian Sitar & World Jazz, Jade, Dancing on One’s Hands!, puis Haveli et Invisible Worlds – ont donné corps à cette intuition. Ils plaçaient côte à côte les résonances métalliques du sitar, la contrebasse charnue, la trompette parfois milesienne, les percussions afro-cubaines, les tablas, la sanza. Une musique à la fois savamment construite et ouverte à l’improvisation, où la transe n’était jamais un effet spécial mais une conséquence logique du dialogue entre les instruments. On pourrait se satisfaire de ces archives. Mukta, non. A Night at Pannonica n’est pas un best of en concert, mais un examen de conscience sonore. Le groupe y revisite son propre répertoire comme on rouvre un journal de bord : pour vérifier ce qui tient encore, ce qui a changé, ce qui résonne autrement après un quart de siècle.
Enregistré les 5, 6 et 7 décembre 2024 à Nantes, au Pannonica, le disque condense 65 minutes d’un triptyque de concerts à guichet fermé. Aux côtés de Simon Mary (contrebasse), on retrouve Michel Guay (sitar & voix), Geoffroy Tamisier (trompette) et Pascal Vandenbulcke (flûte) – compagnons de route déjà bien connus des amateurs du groupe. Deux nouveaux venus complètent la constellation : le percussionniste vénézuélien Gustavo Ovalles et le batteur Guillaume Dommartin. Le livret le dit sans pathos : deux membres historiques, le batteur Jean ‘Popof’ Chevalier et le percussionniste Olivier ‘Doudou’ Congar, ne sont plus là. Mais leurs noms ferment la page intérieure sur une phrase simple : leurs tambours résonnent toujours dans notre musique. A Night at Pannonica est aussi un disque d’absents, qui fait entendre, sous les peaux neuves, l’écho de ceux qui les ont tendues. L’ingénieur du son Olivier Ménard capte cette charge émotionnelle sans l’enrober. On entend la salle, ses respirations, la proximité physique entre musiciens et public. Le mastering de Vincent Louvet (West Master) garde le grain du live, ses minuscules accidents, ses prises de risques – ce que l’on perd trop souvent dans les enregistrements de tournée au cordeau.
La set-list pioche dans trois albums clés – Indian Sitar & World Jazz, Jade et Haveli – mais le disque n’a rien du musée. Iris et Elephant Dance, empruntés à Jade, ouvrent des perspectives plus amples que leurs versions studio : la contrebasse y avance comme un marcheur nocturne sur les quais de la Loire, pendant que le sitar allume des constellations au-dessus de sa tête. Plus loin, Bindi, NGC 224 et Nocturne, issus du premier album historique, retrouvent la fraîcheur de leurs vingt ans, mais filtrée par l’expérience. On les connaissait foyers de fusion indo-jazz ; ils deviennent ici des terrains de jeu polyrythmiques où les percussions de Gustavo Ovalles et la batterie de Guillaume Dommartin semblent dessiner des cartographies nouvelles autour des thèmes. Au milieu du programme, un long moment laissé aux soli de percussions et de batterie fait office de pivot. On y entend, dans les creux et les silences, autant d’hommage aux disparus que d’affirmation de la nouvelle garde. Ce n’est pas un solo de batterie de plus, mais une sorte de cérémonie discrète où chaque frappe creuse un peu plus le lien entre passé et présent.
Visuellement, A Night at Pannonica est tout sauf une simple captation souvenir. La photographie de Maria Hayes Fisher, traitée dans un dégradé rouge-orangé-jaune par Jean Depagne (graphiste historique de Mukta), montre le groupe en scène, multiplié en reflet. Comme si la musique, projetée sur le miroir noir du plateau, se retournait vers nous en double exposition. Ce jeu de reflets n’est pas seulement graphique : il résume la démarche du disque. Chaque morceau est le reflet d’un autre – la version studio, l’époque d’origine, la configuration d’hier – mais ce reflet est déformé par la lumière d’aujourd’hui. À l’écoute, on a souvent la sensation de voir la musique comme un travelling : on passe d’un plan serré sur une ligne de sitar à un panoramique sur l’ensemble du sextette, puis on revient vers un détail de flûte, un frottement de contrebasse, un éclat de cymbale. La prise de son donne à la trompette de Geoffroy Tamisier une place presque narrative : tantôt voix intérieure, tantôt lanceuse d’alerte, elle vient prendre le relais là où les mots manquent. Quant à la flûte de Pascal Vandenbulcke, elle apporte ces respirations obliques qui font basculer un thème vers d’autres latitudes – un balcon balkanique ici, une terrasse andalouse là, un souvenir de Montreux plus loin.
Dans une époque où la musique se consume en flux, A Night at Pannonica choisit la résistance douce : l’album n’est pas destiné à envahir les bacs des grandes enseignes ni les playlistes automatisées. Il a d’abord été disponible par souscription, puis sur le Bandcamp du groupe et au comptoir des concerts. Un disque qui se mérite un peu, qui suppose d’écrire son nom sur un bon de précommande ou de se déplacer dans une salle. Ce choix n’a rien de nostalgique. Il prolonge l’idée que la musique de Mukta est affaire de relations : entre traditions et modernité, entre Inde, Europe et Amériques, entre les artistes sur scène et les corps serrés dans la pénombre. Posséder ce live, c’est emporter avec soi un fragment de ces trois nuits nantaises, un ticket de sortie du temps linéaire.
On pourrait présenter A Night at Pannonica comme un simple retour. Ce serait passer à côté de l’essentiel. Le disque ne clôt pas une parenthèse de douze ans ; il ouvre plutôt un nouveau chapitre où Mukta, fort de son histoire, interroge ce que veut dire aujourd’hui faire de la fusion world-jazz sans folklore ni opportunisme. À l’heure où les algorithmes découpent la planète en playlistes de circonstances – yoga chill, oriental lounge, jazz focus – Mukta rappelle que le dialogue entre les musiques n’a rien d’un décor thématique. Ici, les influences ne sont pas des autocollants sur une pochette : elles s’entrelacent dans la structure même des morceaux, dans la façon dont un motif de sitar appelle une réponse de trompette, dont une polyrythmie de percussions réorganise la marche de la contrebasse. Une nuit au Pannonica, trois concerts, un album : la formule pourrait paraître modeste. Mais derrière ce titre presque classique, A Night at Pannonica condense un quart de siècle de voyages, de scènes traversées, de rencontres, de deuils et de renaissances. C’est un disque qui se lit autant qu’il s’écoute, un journal nocturne où chaque thème est une entrée datée, réécrite à la lumière d’aujourd’hui. Dans le rouge incandescent du livret, une petite flèche noire continue de pointer vers la scène. On a envie de la suivre encore un peu. Avec Mukta, la nuit n’est pas prête de se terminer.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Né à Nantes au milieu des années 1990 autour du contrebassiste et compositeur Simon Mary, Mukta s’est imposé comme l’un des ateliers les plus singuliers du jazz voyageur européen. Sitar, contrebasse, trompette, flûte, percussions multiples… le groupe fabrique depuis plus de vingt-cinq ans une musique où la grammaire du raga indien bouscule en douceur les réflexes du jazz, en y glissant des pulsations venues d’Afrique, des Amériques et d’ailleurs.
De Bombay à Montréal, des Eurockéennes au Montreux Jazz Festival, Mukta a trimballé ses thèmes comme on promène un carnet de croquis, enrichi à chaque étape. Dans sa formation actuelle – Simon Mary (contrebasse), Michel Guay (sitar & voix), Geoffroy Tamisier (trompette), Pascal Vandenbulcke (flûte), Gustavo Ovalles (percussions) et Guillaume Dommartin (batterie) – le groupe continue d’ouvrir des passages entre clubs de jazz et rivages du Gange, en cultivant ce qui fait sa marque : des compositions très écrites, mais toujours prêtes à s’embraser au contact de l’improvisation.
