PRAED ORCHESTRA!

The Dictionary of Lost Meanings

Discrepant - Octobre 2025

Chronique

Faisons la connaissance d’un O.S.N.I.—Objet sonore non identifié—venu du Moyen-Orient. Sous la bannière PRAED ORCHESTRA!, le duo suisso-libanais Raed Yassin et Paed Conca reforme une formation élargie où vents, cordes, percussions et machines agissent comme autant de caractères d’un alphabet retrouvé. The Dictionary of Lost Meanings n’énumère pas des définitions : il les invente au moment même où elles se dérobent. Sept pièces, denses, ludiques, imprévisibles, où la mémoire s’écrit au futur.

Pochette de l'album "The Dictionary of Lost Meanings" par le groupe Praed Orchestra!

Retour chez Discrepant pour PRAED, huit ans après Fabrication of Silver Dreams (2017). Entre-temps, le projet a pris de l’ampleur : Live in Sharjah (2020) posait les jalons d’un orchestre total, celui qui revient aujourd’hui pour creuser ce sillon paradoxal : moins un mélange de genres qu’une manière de se rappeler ‘comment le monde sonnait avant qu’on apprenne à tout séparer‘. Ici, le shaabî égyptien n’est pas une couleur locale mais une gravité ; le free-jazz, une façon d’aérer le temps ; l’électronique, un microscope qui rend audible l’infra-musical. Yassin (synthés, voix, rythmes) et Conca (clarinette, basse) dirigent une nébuleuse cosmopolite : Alan Bishop (sax/voix), Youmna Saba et Sam Shalabi (ouds, guitares), Radwan Ghazi Moumneh (bouzuk, modulaire), Maurice Louca (synthés), Els Vandeweyer (vibraphone), un aréopage de saxophones (Christian Kobi, Martin Küchen), d’anches graves (Hans Koch), d’archets (Elisabeth Klinck), d’accordéon (Stan Maris) et de batteries jumelles (Khaled Yassine, Michael Zerang). Une polyrythmie d’exilés, une cartographie de timbres où chaque musicien apporte sa mémoire comme on apporte une langue.

Le disque s’ouvre sur “Mirror House” : un corridor d’échos, miroirs convulsifs où la clarinette devance l’onde des synthés. On croit avancer, mais c’est la pièce qui marche vers nous. Avec “Djinn Dance”, la pulsation se dénude : petites frappes, main gauche obstinée, cuivre qui crisse comme un briquet qu’on allume dans la nuit. La danse n’est pas décorative : elle est l’aimant qui réunit la foule des timbres. La plage-titre, ‘The Dictionary of Lost Meanings, fonctionne comme un prologue renversé : un motif microtonal sert de fil d’Ariane, tandis que les machines froissent l’air et que les anches ouvrent des soupiraux sur un autre climat. ‘The Spell’ tient de l’incantation : percussions parlant arabe, voix déformées, harmonium en contre-jour—on avance par superpositions, comme si l’orchestre écrivait à plusieurs mains une phrase que personne ne connaît encore. Face C : ‘Fragmented Realities‘ adopte la coupe cubiste. Le temps y est brisé en tesselles ; les vents les réassemblent en mosaïque. ‘Three Dimensional Spirits‘ fait pivoter l’espace : vibraphone et bouzuk tracent des axes, les batteries tournent autour comme des satellites, les synthés cartographient l’invisible. Final ‘ILA3SAB‘ : un pied dans la rue, l’autre dans le ciel—c’est à la fois un cortège et un au-revoir, la preuve qu’un orchestre peut se dissoudre sans perdre sa cohésion, comme ces foules qui se dispersent en emportant la musique avec elles.

Ici, l’improvisation n’est pas un prétexte, c’est une méthode d’archéologie. On brosse la poussière des motifs populaires, on exhume des fragments, on les réassemble en créant des articulations nouvelles. L’orchestre respire en masse—on entend les choix collectifs : quand retenir, quand lâcher, quand griffer le silence. Le travail de mixage (Adham Zidan, Le Caire) et le mastering (Mark Gergis, Seattle) prolongent l’idée : faire cohabiter des lieux qui ne partagent ni fuseau ni saison, mais un climat émotionnel commun. Enregistré en 2022 au Summer Bummer Festival d’Anvers, l’album garde la ferveur du live : angles vifs, bords qui dépassent, cette énergie de plateau où la décision se prend à l’instant. On circule comme sur une bande FM fantôme : une station dont l’émetteur serait coincé entre passé et futur. L’expérimental n’y est jamais l’ennemi du plaisir ; le populaire, jamais un simplificateur. Le résultat : une musique ancrée et singulière, capable d’enchanter autant que de désorienter.

Parce qu’en refusant la frontière entre folklore et avant-garde, PRAED rappelle que la musique n’est pas un musée mais une pratique vivante : un endroit où l’on négocie, où l’on désapprend, où l’on réinvente. The Dictionary of Lost Meanings est un disque de passage — entre le cri et le chœur, entre l’archive et l’invention. Il séduira les curieux de jazz expérimental, de cultures populaires arabes et d’arts sonores, mais surtout celles et ceux qui aiment perdre l’équilibre sans quitter le sol. On sort de l’écoute avec l’impression d’avoir feuilleté un manuscrit illisible qui, soudain, se mettrait à parler. Les significations ne sont pas retrouvées ; elles sont re-vécues. Et ce dictionnaire n’enferme rien : il ouvre des portes.

En programmation dans Solénoïde – Mission 239, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de PRAED ORCHESTRA!

PRAED, laboratoire libano-suisse de Raed Yassin (synthés, voix) et Paed Conca (clarinette, basse), fait entrer en collision shaabi égyptien, free jazz et électronique. Entre pulsations de rue, micro-tonalités et improvisation, le duo cultive une transe urbaine aussi ludique qu’imprévisible. Parfois en duo, parfois à la tête du PRAED Orchestra!, ils élargissent ce vocabulaire vers des fresques collectives. Leur album ‘The Dictionary of Lost Meanings’ (Discrepant) en livre la version la plus ample : sept pièces denses où mémoire populaire et futur sonore se répondent.

Photo des artistes Praed Orchestra!

Solénothèque

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