Sur la pochette, un soleil rouge semble se dissoudre dans une pluie de gouttes étincelantes. On ne sait pas si l’on observe un lever d’astre ou un incendie au ralenti, mais une chose est sûre : cette lumière-là ne réchauffe pas, elle creuse. Drifted Vol. 4, nouveau chapitre de la série ambient de Wahn, ressemble exactement à ça : une lueur obstinée qui persiste dans un paysage de basses profondes, un halo fragile qui refuse de disparaître.

Depuis les ruelles humides de Rennes et les lignes d’horizon brumeuses de la côte bretonne, Wahn trace depuis vingt-cinq ans une trajectoire à rebours de l’industrie musicale. Défenseur acharné de l’IDM, de l’ambient et de la bass music, il façonne sa musique comme un artisan qui aurait troqué le bois pour les infrabasses et la poussière d’atelier pour le souffle des machines. Loin de l’image du producteur isolé dans sa chambre, Wahn puise son énergie dans le collectif Labtop Session, noyau dur de l’électronique rennaise. Ensemble, ils défendent une vision de la musique qui n’a rien à voir avec les playlistes automatisées : ici, pas de hits calibrés, mais une attention presque militante à la singularité, au grain du son, à la lenteur. Cette exigence se retrouve dans l’étonnante cartographie de la série Drifted. Chaque volume paraît sur un label différent, dans un pays différent, comme une bouteille à la mer adressée à une communauté précise : Drifted Vol. 1 sur After Affects Rec en France, Vol. 2 sur Mahorka en Bulgarie, Vol. 3 chez Adventurous Music en Allemagne. Avec Vol. 4, la dérive atteint Tokyo et le catalogue de FORM@ Records, refuge idéal pour les œuvres qui demandent du temps et du silence autour d’elles.
On pourrait résumer Drifted Vol. 4 à un mot : gravité. C’est un album où l’on sent d’abord la musique physiquement, dans la cage thoracique, avant même de se rendre compte de ce qui se joue harmoniquement. Dès l’ouverture, Echoes of the Long Night installe cette sensation de masse lente. Pas de batterie, presque pas de repère rythmique : seulement des nappes qui se déplacent comme des nuages très bas et des basses qui viennent aplatir le temps. La nuit du titre n’est pas un décor romantique ; c’est une durée étirée, une insomnie qui hésite entre apaisement et inquiétude. Sur Silent Guardian, la basse devient présence protectrice. Elle ne rugit pas, elle veille. De minuscules variations de timbre, des oscillations presque imperceptibles suffisent à faire bouger le paysage. C’est l’une des forces de l’album : refuser le spectaculaire tout en rendant chaque nuance décisive. Même Sorry, avec ses textures plus abrasives, reste dans cette logique de contrainte. On n’y entend aucun déballage émotionnel, plutôt un aveu retenu, figé dans la profondeur du spectre sonore. La tristesse ne s’y dit pas, elle vibre.
L’une des évolutions majeures de ce quatrième volume tient dans la manière dont Wahn laisse filtrer la lumière. L’obscurité n’est pas abandonnée, mais fissurée. Sur Somewhere in Myself, quelques notes de piano apparaissent comme des reflets sur une vitre. Elles ne s’installent jamais vraiment, surgissent puis disparaissent, trop brèves pour devenir mélodie, assez marquantes pour ouvrir une brèche. Même logique sur Whispers of Light, où un jeu de piano délicat dialogue avec une batterie minimaliste, presque dessinée au crayon gras. On dirait l’esquisse d’un morceau plus traditionnel que Wahn aurait volontairement laissé inachevée pour préserver sa fragilité. Entre ces îlots lumineux, des pièces comme Broken Machinery Dreams tissent l’envers du décor. Ici, les machines ne s’affichent pas en pleine lumière industrielle ; elles semblent rêver à voix basse, rouages assoupis, moteurs qui continuent de tourner par habitude. Loin de tout clin d’œil rétro ou technoïde, Wahn s’intéresse à ce que ressent la machine quand on éteint la chaîne de production.
La tracklist ressemble à un carnet de notes – lieux, états, silhouettes. Chaque titre trace une étape dans une exploration intérieure qui n’a rien du récit linéaire. Where We Were se présente comme une étude topographique de la mémoire : au lieu de raconter un souvenir, le morceau en dessine les contours, les zones floues, les blancs. Les nappes s’y replient et se redéploient comme si elles hésitaient à revenir sur un territoire émotionnel trop chargé. Avec Pale Lake, le décor se liquéfie. Les sons haut perchés se comportent comme des reflets sur une surface laiteuse, tandis que les basses rappellent en sourdine que sous ce calme apparent, l’eau est profonde. On pense à ces lacs dont on ne voit jamais le fond, seulement les variations de couleur. Plus loin, All That Lingers s’occupe de tout ce qui reste après que les événements sont passés : la pièce, l’odeur, les objets déplacés de quelques centimètres. Là encore, rien n’est explicitement décrit ; tout est affaire de timbre et de résonance. Enfin, The Quiet Stalker referme l’album comme une caméra qui reculerait progressivement. Les premières minutes restent à hauteur d’homme, dans un clair-obscur familier. Puis la perspective s’élargit, les textures prennent une ampleur presque cosmique, sans pour autant rompre le lien avec l’intime. Le ‘stalker’ du titre ne semble pas menaçant ; il symbolise plutôt cette pensée insistante qui nous suit partout, même quand la lumière revient.
Pour saisir pleinement ce que Drifted Vol. 4 vient déplacer, il faut se souvenir du chemin parcouru. Là où Drifted Vol. 1 capturait un flottement entre rêve et réalité, Drifted Vol. 2 s’enfonçait plus résolument dans la matière sombre : une odyssée dense, viscérale, où la mélancolie pesait comme une tempête souterraine, chaque silence devenant un gouffre à explorer. Avec Vol. 4, Wahn ne renie rien de cette gravité. Il la réoriente. On reste dans une esthétique arythmique, cinématographique, nourrie de sub-basses et de textures granuleuses, mais la dramaturgie a changé : au lieu de multiplier les abîmes, l’album installe des paliers, des zones de respiration, des ouvertures. L’espoir n’y surgit plus seulement sous forme de fulgurances ; il se manifeste comme une possibilité durable, fragile, mais tenace. Ce n’est pas une éclaircie au sens naïf du terme. Plutôt la prise de conscience que l’obscurité peut être habitée, apprivoisée, et qu’il existe une forme de douceur à l’intérieur même du grave.
FORM@ Records offre à ce disque le contexte qui lui convient : un label où l’on respecte la lenteur, où l’on fait confiance à l’écoute prolongée. Drifted Vol. 4 n’est pas un album à picorer ; il se traverse comme on arpente un quartier inconnu la nuit, guidé par quelques halos de lampadaires et par le bruit sourd de la ville en fond. Pour l’aborder, il faut accepter une petite discipline : couper les notifications, monter légèrement le volume pour que les basses puissent respirer, laisser les dix titres se succéder sans les interrompre. Au bout d’un moment, l’album cesse d’être une musique extérieure pour devenir une sorte d’architecture intérieure, un plan en coupe de nos propres zones d’ombre. En ces temps où l’électronique se consomme trop souvent comme un décor jetable, Wahn rappelle qu’un autre usage est possible : celui d’une musique qui accompagne, qui épaissit le silence au lieu de le couvrir, qui accepte de travailler la mélancolie sans en faire un argument marketing. Avec Drifted Vol. 4, la série trouve peut-être son point d’équilibre : assez de noirceur pour rester honnête, assez de lumière pour garder la tête hors de l’eau. Un disque de gravité douce, à écouter de préférence tard, lorsque la journée a enfin lâché prise et que l’on se découvre prêt à dériver – mais en connaissance de cause.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Producteur rennais aux allures de veilleur de nuit électronique, WAHN façonne depuis plus de vingt ans une musique qui préfère les souterrains aux projecteurs. Entre IDM rêche, ambient abyssale et bass music contemplative, il sculpte des paysages à basse fréquence où l’émotion passe par le corps avant de gagner la tête. Membre actif du collectif Labtop Session, il inscrit ses albums dans un réseau de labels internationaux plutôt que dans une logique de carrière, traçant patiemment une cartographie intime de l’électronique indépendante.
