DENIS FRAJERMAN - MARC SARRAZY - LOÏC SCHILD

Paysages du Temps

Klang Galerie - Avril 2025

Chronique

Par-delà les genres, les époques et les conventions, Paysages du Temps ne se contente pas de défier les étiquettes : il les désagrège. Fruit d’une conjonction rare entre trois artistes à l’orbite créative distincte — Denis Frajerman, Marc Sarrazy et Loïc Schild — cet album s’impose comme une énigme sonore, une cosmogonie musicale à part entière. Publié chez Klang Galerie, cet opus est une invitation à traverser, non le temps, mais les couches de notre perception, à explorer les sédiments de la mémoire auditive.

Pochette de l'album "Paysages du Temps" par les artistes Denis Frajerman, Marc sarrazy et Loïc Schild

L’origine du projet, née dans l’esprit de Denis Frajerman — artisan sonore aux racines dans l’avant-garde de Palo Alto et compagnon de longue date de l’écrivain Antoine Volodine — relevait presque du mirage : une plage de 42 minutes, construite par empilement électronique, entre nappes de drones, vents étirés et tintements de bols tibétains, comme un écho ambient aux grands anciens du Krautrock (Klaus Schulze, Pink Floyd, Neu). Mais très vite, le rêve solitaire a convoqué d’autres souffles : les fêlures organiques de la batterie et des métallophones de Loïc Schild, la main évocatrice de Marc Sarrazy au piano. Ce qui aurait pu rester un pur exercice d’atmosphère se métamorphose alors en hétérotopie musicale — un lieu autre, où les textures électroniques fusionnent avec les grains concrets des instruments acoustiques, révélant un monde sonore sans frontières. À l’image d’un film de Tarkovski ou d’un roman de Ballard, Paysages du Temps donne à entendre ce que nous ne savons pas encore que nous ressentons.

Dans la première partie, Loïc Schild façonne le rythme comme un sculpteur de vide : ses percussions ne battent pas le temps, elles l’appellent, le fragmentent, l’éparpillent. On croit entendre les résonances d’un temple invisible, les pas d’un chaman traversant les ruines d’une civilisation future. L’influence de son long compagnonnage avec les traditions percussives d’Inde et d’Afrique s’y devine, mais comme transmutée dans un langage nouveau, entre rituel et onirisme. Puis, dans la seconde partie, le piano de Marc Sarrazy émerge comme une lumière sourde dans le brouillard : chaque note semble chercher sa place dans l’espace, chaque accord agit comme une brèche ouverte dans le réel. Influencé autant par Debussy que par le free-jazz et les musiques de film soviétiques, Sarrazy transforme les silences en drapés, les mélodies en ombres mouvantes. On devine l’écho d’un passé réinventé, d’un jazz spectral issu d’un pays qui n’existe pas.

L’alchimie des trois musiciens — inédite bien que née de fidélités anciennes — repose sur une écoute mutuelle d’une profondeur troublante. L’album, mixé par Laurent Rochelle dans un studio qui résonne comme une cathédrale de sons souterrains, possède une densité tactile, presque géologique. On y devine la main de Jérémy Chinour, dont la pochette — hommage aux couvertures de SF des années 80 — agit comme un seuil d’entrée dans cet univers suspendu. À la manière d’un rêve lucide, Paysages du Temps est une œuvre qui demande à être habitée, vécue, traversée. C’est un disque qui ne se  consomme pas : il se contemple, se laisse infuser, jusqu’à coloniser notre mémoire affective. À l’heure des formats courts et des hits instantanés, cette œuvre longue, patiente, sans refrain ni accroche immédiate, est un acte de résistance poétique.

Plus qu’un album, Paysages du Temps est une cartographie de l’intime. Il ne parle pas du temps linéaire, celui des horloges, mais de celui des rêves, des souvenirs, des sensations enfouies. Il nous ramène à cette perception primitive où l’instant s’étire, se diffracte, devient paysage intérieur. Chaque écoute est une redécouverte, une variation, une méditation. Dans un monde saturé de bruits, ce disque est un souffle. Un souffle qui, loin d’être nostalgique, ouvre des possibles : celui d’un art sonore libre, voyageur, sensible — un art qui ne cherche pas à séduire mais à transformer.

Paysages du Temps : plus qu’une œuvre, une énigme vibratoire à vivre les yeux fermés, le cœur ouvert.

Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !

A propos de Denis Frajerman, Marc Sarrzy et Loïc Schild

Denis Frajerman, alchimiste sonore issu des profondeurs expérimentales de Palo Alto, façonne la matière première. Sa musique, toujours empreinte de littératures imaginaires et de résonances mystiques, appelle ici les vents tibétains, les drones méditatifs, les boucles suspendues comme des incantations. Il tisse un tissu sonore qui, sous des allures d’immobilité, recèle mille micro-mouvements : un continent tectonique lentement en mutation.

Loïc Schild, percussionniste-voyageur, y déverse ses cascades métalliques, ses pulsations telluriques, ses saccades hybrides nourries aux musiques du monde et aux syncopes urbaines. Sa batterie n’est pas un rythme, mais une respiration. Un dialogue avec l’invisible. Elle éveille, dans la première partie de l’album, l’ossature du rêve de Frajerman, lui donne des membres, une colonne vertébrale, une peau sonore.

Puis Marc Sarrazy, pianiste de brumes et d’embruns, entre en scène. Son piano ne joue pas : il médite. Il questionne. Il rêve à haute voix. Sa touche est une rosée sur la surface d’un lac électrique. Il ne ponctue pas la deuxième partie, il l’éclaire de l’intérieur, avec une érudition sensible, nourrie d’un siècle de musiques, de Satie à Tarkovski, de Debussy à David Lynch.

Photo des arttistes Denis Frajerman, Marc Sarrazy, Loïc Schild et Laurent Rochelle dans un studio d'enregistrement

Solénothèque

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