On pourrait regarder la pochette comme on fixe un télescope : une galaxie de poussière et d’oranges sombres, une courbe qui revient sur elle-même et nous ramène au centre. La spirale est partout — du macrocosme au microcosme, de l’ADN aux bras d’Andromède — et Spiralsongs en fait son principe actif.

Sous l’alias Humans By Billions, Éric Pajot (co-fondateur de Radiomentale) signe un album qui n’illustre pas la fuite, mais l’affrontement : onze pièces de musique concrète, d’ambient déconstruite et de sound art, tendues comme des filaments entre lucidité et vertige. Ici, pas de refuge décoratif ; l’écoute sert de boussole dans un monde désorienté saturé de représentations trompeuses.
Pajot vient de l’image, ou plutôt, il a appris à faire parler les images. Dans les années 1990 sur Radio FG, puis au sein de Radiomentale avec Jean-Yves Leloup, il inaugure ce qu’ils nomment des cinémix : réécritures musicales pour des films mythiques (Nosferatu de Murnau, Gerry de Gus Van Sant, Blow-Up d’Antonioni), commandes pour la Gaîté Lyrique ou le Palais de Tokyo, et collaborations multiples, jusqu’à un véritable album (I-Land, 2012). Cette culture de la bande son — sentir une scène, tailler des silences, guider le regard par l’oreille — irrigue Spiralsongs. Après I-Land et un SolénoMix mémorable (que nous remettrons prochainement en ligne) réécrivant Koyaanisqatsi (avec des échos de Biosphere, Autechre, Squarepusher), Pajot signe ici une escapade en solo qui préfère la lucidité à l’évasion. Cette grammaire de monteur-son, Pajot la transpose aujourd’hui vers l’intérieur : Spiralsongs serait la bande originale d’un film sans caméra, projeté directement sur l’écran de la conscience.
L’album dialogue frontalement avec son essai Ego Sapiens (Éditions Eyrolles), où l’auteur interroge l’équilibre rompu entre intellect et cœur. ‘Il y a toujours une issue : notre conscience, la voix de notre cœur‘, écrit-il en substance. Spiralsongs propose l’expérience sensible de cette thèse : les pièces avancent en courbes, alternant dureté et apaisement, comme si la spirale incarnait la progression de nos états d’esprit — cette évolution qui alterne nécessairement le pire et le meilleur et modèle nos sociétés. La force de l’album tient à sa capacité de dire la noirceur sans la fétichiser. Les textures ne sont jamais décoratives : elles sont informatives. Elles nous renseignent, à la manière d’un livre ou d’un film, sur la violence du réel, puis nous invitent à la métanoïa, ce renversement intime de la pensée. Pajot déconstruit notre inconscient collectif pour mieux en recomposer les lignes de fuite : on y perçoit des grains, des souffles, des masses qui dérivent, des pulsations irrégulières, des rémanences qui semblent venir d’une mémoire plus ancienne que nous. Tout cela agit moins comme des “morceaux” que comme des chambres d’échos où l’on apprend à écouter autrement.
Les 11 pièces de Spiralsongs forment une cartographie d’états. La matière est concrète sans folklore, ambient sans anesthésie, et sculpte le son comme on travaillerait des plaques de lumière : grains, halations, frictions. Pas de décorum orchestral, pas d’effets pyrotechniques — une poésie de proximité faite d’impulsions, de souffles, de rémanences numériques qui laissent circuler l’image mentale. ‘From‘ ouvre comme on soulève un rideau : motif minimal, souffle préparé, champ magnétique qui se met en place. Wave of Particles avance par houles : on y sent la mer et l’accélérateur de particules, la même oscillation entre hasard et dessein. Glass Snake rampe et brille, sinusoïde fragile, serpent de verre qui pourrait casser à chaque virage : tension tenue, beauté tranchante. Intuition Time installe une horloge non métronomique — l’heure intérieure — quand A Time for Hesitation assume l’entre-deux, ces zones où l’on renonce à trancher pour mieux comprendre. Labirynth God est une nef à plans mouvants : pas d’autel, mais des bifurcations. On cherche moins la sortie qu’un autre angle de lecture. Mandala tourne et recentre, dessin sonore qui se complète en tournant ; on l’écoute comme on suit une rosace. Syncope Karma procède par retraits : la syncope n’est plus un effet rythmique mais une éthique du manque, ce qui s’absente pour laisser advenir. Wall of Time (1’19) station-service métaphysique : arrêt bref, sensation d’étirement. Rewind to the End rembobine sans nostalgie, hypothèse vertigineuse : et si la fin était un point d’appui pour repartir autrement ?
On pourrait paraphraser : Spiralsongs n’apaise pas le monde, il l’éclaire. Chaque piste agit comme une chambre noire où l’on développe nos images mentales ; parfois, l’empreinte est nette, parfois granuleuse, mais toujours signifiante. La production – précise, volontairement déconstruite – refuse le spectaculaire : elle favorise l’écoute proximale, celle qui transforme l’espace d’un salon en laboratoire sensible. Qu’on vienne de l’ambient, des musiques concrètes ou des arts sonores, on reconnaîtra des techniques, des gestes. Mais l’album s’en défait avec élégance : là où beaucoup surlignent l’atmosphère, Pajot trace l’argument. On pense à la patience minérale d’un Biosphere, à certaines écritures minimales chères au cinémix — sans jamais verser dans l’illustration. Ce n’est pas un décor : c’est une proposition. Notre époque aime les boucles qui hypnotisent ; Spiralsongs propose des spirales qui conscientisent. On y prend acte du désordre — social, informationnel, émotionnel — non pour s’y complaire mais pour le traverser. Écouter cet album, c’est accepter une pédagogie de la sensation : laisser s’installer la nuance, l’irrégularité, le demi-ton éthique. Et si l’art n’est pas là pour sauver, il peut encore orienter : donner à sentir assez précisément pour que la pensée veuille changer de pas.
En programmation dans Solénoïde – Grande Boucle 64, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Disponible sur toutes les plateformes : idol-io.ffm.to/spiralsongs
À lire en écho : Éric Georges Joseph, Ego Sapiens (Eyrolles).
Producteur, plasticien et architecte d’ondes, Éric Pajot façonne depuis les années 1990 des dispositifs d’écoute où la narration naît du montage, du silence et du grain. Sous l’alias Humans By Billions, il concentre cette recherche en un laboratoire solo : voix fantômes des machines, fragments concrets, halos ambient et dramaturgies minimales. Cofondateur de Radiomentale, il a développé une écriture live de la bande-son qui irrigue aujourd’hui ses œuvres pour scènes, musées et casques nomades. Auteur d’Ego Sapiens, il poursuit une même boussole : relier perception, mémoire et conscience pour transformer l’écoute en acte — une pratique autant sensible que critique.
