On ouvre la pochette en carton brut, un petit rectangle de brume collé au milieu comme un Polaroïd hésitant. Tout est dit : modestie du geste, attention au monde. Presque Nature, le nouveau CD de Laurent Pernice, n’est pas un album ‘sur’ la nature, mais un disque ‘avec’ elle. Cinq longues pièces (un peu plus d’une heure) qui s’écoulent comme on feuillette un carnet de terrain — notes griffonnées au fil de voyages, micro-événements entendus puis simplement encouragés à exister.

Ici, l’artiste ne compose pas, il in-compose : il met en place les conditions du hasard et accompagne, sans brusquer, ce qui advient. Ce principe, Pernice l’explore depuis la fin des années 1980 sous le nom de musiques immobiles. Immobiles, c’est-à-dire détendues, délivrées de la frénésie humaine, réglées sur un temps plus long — celui des marais, des forêts, des courants sous-marins. Après les premières expériences abrasives (Trinity, 1994), puis l’album d’erreurs heureuses et de circuits rebelles (Humus, 2004), après aussi la basse métamorphosée d’Ab-Rupt, voici une nouvelle étape : laisser les territoires prendre le rôle de solistes. John Cage et les stratégies obliques d’Eno ne sont pas loin, mais Presque Nature s’ancre dans des lieux précis, identifiables, presque palpables.
La première pièce, Six jours, se déploie comme un bivouac sonore sur l’île d’Espiritu Santo (Vanuatu). De grands souffles verts s’installent, le grave d’une contrebasse côtoie des cloches clairsemées ; une fujara (flûte harmonique) serpente tout en hauteur, frappée en échos par des tambours batá (tambours cérémoniels afro-cubains en forme de sablier). On n’est pas dans l’exotisme de carte postale : c’est l’épaisseur d’un climat que l’on écoute, la dilatation d’un jour après l’autre, six fois, jusqu’à ce que les variations infimes deviennent événement. Avec Aussi loin, Pernice nous place à la lisière des marais du Vigueirat, en Camargue, à l’heure où le ciel passe au cuivre. Le butor étoilé y fait entendre son incroyable cor sonore — ce souffle de bouteille qui résonne comme une alarme douce. La pièce, méditative, n’illustre rien : elle donne de l’espace à une présence fragile, menacée d’extinction. Les cloches et la cithare tissent un filet discret autour de l’oiseau, non pour le capturer, mais pour le protéger du vacarme humain. Lever du jour 1 (vigueirat) fait alors pivoter la perspective. Sur le madrigal ‘Moro, lasso! al mio duolo’ de Carlo Gesualdo, Pernice bâtit un socle d’harmonie et de mélodie, comme si l’aube camarguaise entrait en résonance avec un deuil de la Renaissance. Les oiseaux deviennent un chœur madrigalesque, la nature chante polyphonique — ou peut-être entendons-nous enfin son contrepoint secret. Vient Un rêve subaquatique, plongée réalisée dans le bassin de La Ciotat. Ici, pas de cliché balnéaire : rien que des crépitements, des friselis, des roulements de pierres au fond de l’eau. Les micros sous-marins attrapent la vibration nue des milieux ; au piano, quelques notes rares ouvrent des fenêtres de lumière. On croit percevoir des architectures : grottes, arches, cheminées d’algues. C’est un paysage à basse visibilité, mais à haute densité, qui se découvre par proximité, comme on apprivoise l’obscurité. Lever du jour 2 (hardelot) referme le cycle au nord de la France, en lisière de la forêt d’Hardelot, vers cinq heures du matin. Rien d’héroïque, juste le lent tressage d’un réveil : une pulsation de gongs, des souffles, un motif de synthétiseur qui avance au pas, et surtout, encore, les véritables solistes du disque — les oiseaux. À cet instant, l’immobilité bascule définitivement en perception : on s’aperçoit que l’immobile n’existe pas, seulement des vitesses que nous ne savons plus voir.
Tout au long du disque, Pernice joue (et souvent s’efface) : contrebasse, gopichandi, cithare, piano, cymbales, cloches, jingo et gong, plus quelques synthétiseurs, enregistrés, composés et mixés pendant une décennie au Studio du Cabanon (Marseille). Les field recordings, tous de sa main, ne sont ni décors ni échantillons : ils sont la matière première. La version CD aligne cinq pièces ; l’édition digitale ajoute des inédits, prolongeant la promenade sans la dénaturer. Ce qui frappe, au fond, c’est la déontologie du geste. Presque Nature refuse la spectacularisation du réel. Il y a peu de couches, peu d’effets, aucun désir de triompher du monde par la technique. On sent l’artiste, ancien membre de Nox et grand sculpteur d’ombres (cf. Il y a les ombres, 2025) ou de tragédies (Antigone, 2024), choisir ici l’effacement actif : créer un cadre hospitalier, inviter la contingence, se tenir à distance juste. En filigrane, le disque dit quelque chose de notre époque : réapprendre la patience auditive, accepter la part de hasard, reconnaître que ce que nous appelons ‘nature’ ne se contente pas de servir de décor à nos narrations humaines. Ici, elle raconte, et l’ingénierie sonore (prise de son, montage, mixage, effectués au Studio du Cabanon entre 2012 et 2022) sert à faire tenir ce récit sans le maquiller. On écoute un territoire comme on lirait un journal de bord : un carnet de croquis sonores.
La réussite de Presque Nature tient alors à un équilibre délicat : assez de main pour dessiner la focale, assez de retrait pour laisser le hasard opérer. On en sort avec le sentiment d’avoir voyagé — non pas d’un point A à un point B, mais d’un degré d’attention à un autre. Ce n’est pas un album de paysages ; c’est un album à habiter.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Laurent Pernice, figure emblématique et discrète de la scène post-industrielle française, est un artiste dont le parcours est marqué par une quête constante de dépassement des frontières musicales. Ancien membre du groupe Nox, il a su imposer sa vision singulière en explorant les possibilités offertes par le sampler et l’électronique. Depuis son premier album Détails en 1988, il a construit une discographie riche et éclectique, comptant une vingtaine d’albums publiés en France et à l’étranger, notamment en Allemagne, Russie et Italie.
Son approche musicale, oscillant entre collages éthiques et sonorités industrielles, se nourrit de collaborations diverses, que ce soit avec des artistes comme Marcus Schmickler, l’écrivain Alain Damasio, ou le groupe expérimental Palo Alto. Parallèlement, il contribue régulièrement à des projets artistiques multidisciplinaires avec des collectifs comme Artonik ou Pixel 13. En 2014, le label Atypeek Music a remis en lumière l’intégralité de sa discographie sur les plateformes numériques, soulignant la pertinence et l’actualité de son œuvre.
Laurent Pernice se distingue par son ambition de rendre le monde plus poétique, abolissant les frontières entre les genres musicaux et explorant sans relâche de nouveaux territoires sonores.
