Dans un monde saturé de décibels compressés et de couches sonores empilées comme des gratte-ciels, Pièces Monophoniques de Marc Melià se pose comme une clairière paisible au cœur d’une mégapole électronique. Un manifeste en neuf mouvements, à la fois austère et somptueux, qui s’offre comme un espace rare de respiration, d’écoute pure, de contemplation. Ici, chaque note compte. Chaque silence aussi.
Le pari est audacieux : un synthétiseur monophonique analogique, la MFB Dominion 1, aucun overdub, aucun artifice. Juste une voix à la fois. Une contrainte radicale ? Non. Un principe fondateur. À rebours de l’inflation sonore contemporaine, Melià choisit la voie du peu, du moins, pour tendre vers le plus : une musique qui ne comble pas, mais révèle. Une musique qui écoute autant qu’elle parle.
Dès Ouverture, on est plongé dans une sorte de balancier cosmique. Une onde grave pulse doucement comme un cœur primitif, tandis qu’une mélodie s’élève, fragile et limpide, entre des réverbérations qui s’étendent comme des plaines sous la brume. Le temps semble suspendu, étiré, comme si l’on entrait dans une autre horloge, une horloge de l’essentiel. ‘Illusions of Polyphony‘ trompe l’oreille avec malice : dans une seule ligne mélodique filtrée par les échos, le cerveau fabrique des harmonies fantômes, comme des reflets mouvants dans un lac. Tout ici n’est que mirage sensoriel, mais un mirage où l’on aime se perdre. Dans Résonances, le son se fait matière. C’est une sculpture auditive où les fréquences s’étirent, se frottent, s’enlacent. On croit entendre un drone, mais ce n’est qu’une seule note, diffractée à l’infini par le filtre, comme si la lumière blanche d’un prisme donnait naissance à un arc-en-ciel de timbres. On ne danse pas sur Pièces Monophoniques, on y chemine. Le morceau 224 Steps ne bat pas la mesure : il avance. Une marche délicate sur un fil de synthèse, où chaque pas est une résonance nouvelle. Ce n’est pas une musique pour remplir les vides. C’est une musique qui les embrasse.
Mais c’est avec Échos Et Fantasies que Melià atteint une forme de summum méditatif. Ce morceau, qui semble émerger lentement d’un brouillard de réminiscences, est une énigme sonore, à la fois simple et spectrale. Une seule voix synthétique trace un chemin fragile, à la frontière entre rêve et éveil. Mais cette voix semble constamment doublée par son propre fantôme : un effet de réverbération savamment modulé crée une illusion de dualité, comme si deux âmes tentaient de parler en même temps à travers une même bouche mécanique.
Marc Melià, originaire de Majorque mais résidant à Bruxelles, poursuit ici une quête entamée avec Music For Prophet en 2017 : celle d’une musique électronique débarrassée de ses oripeaux, une musique de la réduction, proche du souffle, de l’os, du nerf. Si son précédent album Veus donnait la parole aux machines pour chanter en voix humaine, Pièces Monophoniques redonne au geste instrumental une poésie artisanale et rigoureuse, une sorte de calligraphie sonore.
Mais ce disque est plus qu’une prouesse technique ou un exercice de style. Il résonne comme une réponse philosophique. Alors que nos outils numériques promettent toujours plus, Melià choisit l’anti-spectaculaire. Il nous rappelle, sans jamais nous le dire, que la musique n’est pas dans la complexité, mais dans la sincérité du geste. Qu’il n’est pas besoin d’un orchestre pour faire vibrer l’émotion. Une seule ligne suffit, si elle est juste. Car Pièces Monophoniques n’est pas silencieux, il est habité. Comme les chants grégoriens, les berceuses premières ou les rituels anciens, il parle d’un ailleurs immobile, d’un passé qui respire encore dans les machines. Il relie le très ancien au très contemporain, l’organique au synthétique, la méditation au circuit imprimé. Il est la voix solitaire dans un monde bavard.
On sort de l’écoute comme d’un songe clair, les oreilles lavées, les pensées ralenties. On se surprend à redécouvrir le monde autour : un battement d’aile, le frottement d’un tissu, une vibration lointaine. Marc Melià ne nous donne pas de la musique à consommer. Il nous offre une oreille neuve. Et dans cette époque où tout crie pour se faire entendre, c’est peut-être la plus grande des audaces.
Prochainement en programmation dans Solénoïde, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Originaire de l’île solaire de Majorque et installé depuis plus de dix ans à Bruxelles, Marc Melià est un compositeur et producteur qui sculpte l’électronique comme d’autres tailleraient le marbre : avec délicatesse, patience et une étrange ferveur. Révélé aux côtés de Françoiz Breut et Borja Flames, il s’est imposé dès Music For Prophet (2017) comme une figure singulière, à la croisée des machines et de la mélancolie.
Explorateur du son minimal, Melià transforme la contrainte en moteur créatif. Que ce soit en confiant l’intégralité d’un album à un seul synthétiseur analogique monophonique (Pièces Monophoniques), ou en triturant sa propre voix jusqu’à en faire un androïde amoureux (Veus), il tisse un langage musical personnel, à la fois futuriste et viscéralement humain. Ses compositions sont des chambres d’écho où l’intime flirte avec l’universel, où les séquences électroniques se teintent d’une chaleur inespérée.
Poète des circuits imprimés, il joue des limites pour révéler l’essence — un artisan de l’émotion digitale, qui parle d’amour, de mémoire et d’étoiles avec une pudeur cosmique. Dans l’espace entre une note et le silence, Marc Melià réinvente la tendresse.