On dirait un titre griffonné dans un carnet à la lueur d’une lampe tempête. Quelques mots comme un souffle. Avec In the Wind of Night, Hard-Fallen Incantations Whisper, cinquième chapitre d’une aventure entamée il y a une décennie, le trio slovène Širom confirme qu’il n’habite aucun rayon précis des disquaires : il trace sa propre clairière, entre folklore imaginaire, musique de chambre déterritorialisée et cinéma mental.

La première chose que l’on entend chez Širom, c’est l’air. Pas le vide : un milieu. Tout y respire — peaux tendues, cordes frottées, bourdons de bois, friselis de métal — comme si la musique observait la nuit avant d’y déposer ses outils. La transe est lente, sans emphase ; la mélodie, patiente, se révèle par strates. Par rapport à The Liquified Throne of Simplicity (2022), on perçoit une clarté nouvelle : davantage de lignes franches, un récit musical plus lisible, sans renoncer aux tissages polyrythmiques ni aux harmonies obliques qui font la signature du groupe.
La pochette, tableau de plein vent, résume l’esthétique de l’album : une nappe dressée face à un paysage en furie, pain, fruits, poisson, couteaux — tout un repas de fortune sous un ciel qui bascule. On pourrait y voir la métaphore de Širom : une hospitalité fragile au cœur des éléments, un art de la table sonore où chaque objet devient instrument et chaque instrument, micro-climat.
Ici, l’exotisme n’est jamais un décor mais une grammaire. Le trio convoque et fabrique ses timbres comme on assemble un mécanisme d’ombre : Ana Kravanja : violon, alto, ribab, qeychak, balafon, tambour sur cadre, carillons, flûte à bec, percussions, voix ; Iztok Koren : banjo (dont un modèle à trois cordes), guembri, morin khuur, balafon, percussions ; Samo Kutin : vielle à roue, harpe basse, harmonium, lyres, tambour sur cadre, tampura brač, brač, luth, carillons, balafon, résonateur acoustique, percussions, voix. Ce n’est pas la collection qui impressionne, c’est la conversation des matières : un bourdon de vielle aimante un ostinato de guembri ; un balafon se mue en horloge capillaire ; le banjo mord la mesure tandis que des carillons redistribuent la perspective. Résultat : une musique à la fois maximaliste (par la densité des couches) et économe (par le geste), que certains critiques ont lue comme une façon d’affirmer, sans slogan, une autre politique des sons — une solidarité des timbres, débarrassée de leurs passeports.
On écrit souvent ‘steppes’, ‘rituels’, ‘Balkans’. Mieux vaut parler de mouvements plutôt que de lieux. Širom ne juxtapose pas des traditions : il compose des dynamiques. La vielle n’y est plus médiévale, le morin khuur plus mongol, le guembri plus saharien ; ensemble, ils forment une mécanique d’air qui rend caduc le tourisme sonore. L’écoute devient une expérience d’attention partagée : chaque timbre occupe l’espace, puis s’efface pour qu’un autre apparaisse — théâtre d’ombres sans hiérarchie. Parce que cet album rappelle que l’acoustique n’est pas synonyme de nostalgie. Qu’un orchestre de trois personnes peut sonner comme une cartographie vivante. Qu’on peut être accessible (les mélodies sont ici plus franches que jamais) tout en restant indocile (structures non linéaires, dissonances feutrées, durées étirées). Et parce que, dans une époque saturée de certitudes bruyantes, Širom propose une autre intensité : la patience.
Commencez par Curls Upon the Neck… pour la ligne claire ; laissez-vous happer par The Hangman’s Shadow Fifteen Years On pour la dramaturgie ; revenez à Hope in an All-Sufficient Space of Calm pour mesurer la délicatesse du trio dans le format court. Nuit d’automne, casque ouvert, volume modéré : la musique fera le reste. Choisi comme fil rouge (radiobalisage) par Solénoïde (Mission 239), l’album tient de ces œuvres qui trouvent leurs auditeurs autant qu’ils les cherchent. On en sort avec la sensation d’avoir serré une main dans l’obscurité. Le vent continue, les incantations chuchotent : on n’a plus qu’à tendre l’oreille — et à la garder ouverte.
En programmation dans Solénoïde – Mission 239, émission des musiques imaginogènes diffusée sur 30 radios/50 antennes FM-DAB !
Širom, c’est un trio slovène — Ana Kravanja, Iztok Koren, Samo Kutin — qui sculpte des paysages acoustiques avec une vingtaine d’instruments (vielle à roue, banjo, guembri, morin khuur, balafon…). Entre folk imaginaire, musique de chambre nomade et cinéma mental, ils tissent des pièces hypnotiques où la transe est lente, la mélodie patiente et l’espace, respirant. Leur force : une lutherie souvent artisanale et une écriture collective qui relie les traditions plutôt qu’elle ne les cite. Avec In the Wind of Night, Hard-Fallen Incantations Whisper (Glitterbeat), Širom affine encore sa ligne claire : des incantations murmurées à hauteur de nuit, accessibles sans jamais s’assagir.
